dimanche, octobre 29, 2006

La pensée magique

Il existe un mode de pensée naturel à l'être humain qu'un savant plein de bon sens - j'imagine qu'il s'agit de Lévi-Strauss (1) - a baptisé la "pensée magique", mais qu'à la suite d'une série de coïncidences remarquables m'ayant conduit à lire hier un chapitre particulier d'Umberto Eco, je pourrai nommer pensée hermétique. C'est l'état natif, semble-t-il, de la pensée humaine, dont la raison et la folie ne sont que deux exceptions, deux états limites, deux systèmes dont l'un reste ouvert à tout jamais sans présenter de solution tandis que l'autre, qui a trouvé, demeure éternellement clos.

La pensée magique ou pensée hermétique repose sur deux principes qui sont la ressemblance et la coïncidence. Si la raison n'est qu'un cas particulier de celle-ci, c'est qu'elle restreint à un strict minimum, qui reste toujours trop important sauf peut-être dans la mathématique, le sens de ceux-ci, limitant la ressemblance à l'identité et la coïncidence au lien de causalité.

L'amoureux du romantisme allemand - Novalis, Hoffmann, Tieck, Hölderlin - et de Gérard de Nerval sait parfaitement que cette lecture l'amène aux confins d'une folie qui n'est pas nécessairement la sienne. Le paresseux qui suivant l'exemple de Montaigne, reste trop longtemps le matin au lit, sait que la façon de penser qu'il adopte lui sera à peu près impossible plus tard à reproduire ou traduire, soit parce qu'une fois debout, il n'arrive plus à en retrouver les tenants et les aboutissants ou qu'elle se dissout dans l'oubli, soit parce que le bon sens, maladie qu'il partage également avec ses congénères, lui dicte de ne pas prononcer en public le souvenir de telles élucubrations sous peine de paraître un idiot ou une bête pire aux yeux de son contemporain.

C'est ainsi que pendant un an, d'une part je n'ai pu me convaincre de la justesse et de la fausseté simultanée de ces intuitions matinales, de leur force qui était justement celle qu'éprouve l'illuminé, que je n'ai parfois pu ni m'en souvenir ni rétablir le lien qui existait entre elles mais d'autre part, surtout, je n'ai pu me résoudre à les exprimer clairement ; car leur connexion et leur résolution auraient fait de ce blog un de ces systèmes clos tels qu'on les trouve dans l'esprit du paranoïaque ; lequel définitivement, une fois pour toutes, a tout compris.

(1) "La pensée magique n'est pas un début, un commencement, une ébauche, la partie d'un tout non encore réalisé ; elle forme un système bien articulé ; indépendant, sous ce rapport, de cet autre système que constituera la science, sauf l'analogie formelle qui les rapproche et qui fait du premier une sorte d'expression métaphorique du second. Au lieu, donc, d'opposer magie et science, il vaudrait mieux les mettre en parallèle, comme deux modes de connaissance, inégaux quant aux résultats théoriques et pratiques ( car, de ce point de vue, il est vrai que la science réussit mieux que la magie, bien que la magie préforme la science en ce sens qu'elle aussi réussit quelquefois ) mais non par le genre d'opérations mentales qu'elles supposent toutes deux, et qui diffèrent moins en nature qu'en fonction des types de phénomènes auxquels elles s'appliquent." Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage.

Illustration : enluminure de Phoebe Anna Traquair pour les sonnets d'Elizabeth Barrett Browning.

A voir absolument : la somptueuse et immense collection d'illustrations de BibliOdyssey, dont est extraite l'image en encart.

lundi, octobre 23, 2006

Voyage au centre de la terre

Hier soir, en regardant chez mes parents "Le Voyage au Centre de la Terre" (1) à la télévision, nous n'avons pas tari d'éloges quant à ce grand homme que fut Jules Verne : quel génie ! quel visionnaire ! Comme il a su prévoir avec justesse l'évolution du progrès scientifique ! Comme sa verve créatrice fut soutenue, sans être jamais bridée, par l'excellente qualité de sa documentation !

Il importe peu - je crois - que, contrairement à celle des vieux siècles qui la précéda, la science du XXIème siècle, dans son abrupte dégénérescence, n'ait pas découvert le grand océan central qui se cache sous les trente lieues de lithosphère, ni les admirables forêts de lépiotes géantes ( Macrolepiota Lindenbrockia ) qui abritent sous leur carpophore, dont l'exagération n'est liée qu'à la grande richesse du terrain sédimentaire, des taxons horribles de varans et de dimétrodons (2). Nous ne chipoterons pas non plus sur quelques détails techniques sans réelle importance. La quantité d'approvisionnement nécessaire à une expédition de plusieurs mois, la facile déambulation dans des tunnels larges comme ceux du métropolitain et bien sûr la manière tellement aisée et peu dangereuse de rejoindre la surface - on se demande bien pourquoi personne n'a songé à la mettre en pratique - auront sans doute choqué les mentalités vulgaires des spéléologues, des vulcanologues et des randonneurs - mais nous ne partageons pas le point de vue de ces espèces crapahutantes qui doivent leur esprit terre à terre à tout ce temps passé à regarder le sol !

Quoi qu'il en soit, ce fut un agréable divertissement. Mais je ne peux m'empêcher de songer au fait si curieux que l'invention de la science moderne s'accompagna aussitôt de sa contrepartie fantastique, la littérature de science-fiction. Est-ce un fait tellement courant qu'un système de croyances se dote immédiatement d'un discours à teneur prophétique sur ses possibles implications ? Ou cette projection dans l'avenir découle-t-elle pas de façon exclusive de ce qu'un des piliers du système repose justement sur l'assise instable du futur, du progrès et de l'évolution ? Est-ce seulement une question de mode si l'art ne produit pas d'innombrables romans portant sur les développements d'autres systèmes de croyances fantastiques ou réels (3) ?

Il existe bien une telle littérature en réalité. Elle ne se présente pas sous l'aspect fictionnel mais sous celui d'expériences vécues ou de réflexions raisonnables et de sages conseils en vue d'une vie meilleure ; et c'est bien ainsi qu'elle est assimilée immédiatement par ses lecteurs, comme une vérité présente, utile et incontestable, aussi invraisemblable qu'en soit le contenu.

Si je ne me trompe pas, c'est que les types de croyances qui fondent la science et la religion ne sont pas les mêmes. L'une s'appuie surtout sur l'évidence, l'autre en majeure partie sur la conviction. Le remplacement d'une évidence par une autre n'entraîne pas de remise en question essentielle de l'observateur. Au contraire le changement de foi implique l'apostasie. Mais les deux sont les piliers jumeaux du portique du même temple ; et les opposer de part et d'autre n'est pour notre esprit que la conséquence d'une stricte nécessité puisque, différents et identiques, leur éloignement contribue à soutenir la même construction.

(1) Le film de Henry Levin tourné en 1959.
(2) La différence entre le film et le livre est qu’il n'y a pas de femme dans l'expédition originelle de Jules Verne - non plus que de méchant aristocrate. Comme on pouvait s'en douter, tous les dialogues touchant à ces sujets ( le rôle des femmes dans la société, la discussion sur la peine de mort, etc. ) sont dus au scénariste américain. Vu sous cet angle, le passage le plus amusant est sans doute aucun le rajout d'un mystérieux champ magnétique susceptible d'attirer l'or et, du même coup, l'alliance de Mme Goetaborg, la libérant fort à propos de ses devoirs après la période légale de veuvage.
(3) A l'exclusion peut-être du Pendule de Foucault et du Da Vinci Code.


Illustration : Voyage au centre de la terre, par Édouard Riou, 1867. Cette image est copiée de l'excellent site "The illustrated Jules Verne", un must pour les fans de ses illustrations.

dimanche, octobre 22, 2006

Mondes transparents

J'ai parfois l'impression, en m'observant ou les gens autour de moi, que le monde intérieur est absolument vide et que la conscience tente de s'accrocher à je-ne-sais-quoi pour faire de ce vide un plein ; que les êtres humains se persuadent vivre des choses intéressantes et passionnantes, agréables ou affligeantes, qu'ils se convainquent d'être eux dignes d'intérêt et de passion.

C'est un phénomène extérieur à nous-mêmes, en vérité, que la conscience et il semble que sa faculté première soit de produire des images - l'imagination - de les enchaîner comme des perles sur le collier d'une jolie historiette, de lui trouver un sens sublime ou désastreux, de s'en complaire, de s'en réjouir ou de s'en plaindre, d'en tirer une certaine substance et importance, tant à l'objet qu'à soi, qui n'est autre que le sentiment du plein lorsqu'on le compare au vide.

Mais comme dans la fable, la bouteille n'est ni jamais à moitié pleine, ni jamais à moitié vide, celui qui se croit vivre pleinement car sa journée est remplie d'inutile, lorsqu'il pose par hasard son esprit, s'inquiète à juste raison d'un manque qu'il cherche à l'extérieur de lui ; alors que le vide ne se suffit pas car comment expliquer le plein par le vide ? C'est sur le plein que se construisent l'idée d'un sens et la motivation ; et dans le vide il ne se peut construire le moindre château de sable. Comment se sont bâtis les pieds d'argile des colosses que nous admirons autour de nous ?

Idem, pour l'expliquer, la différence entre le rationnel et l'irrationnel est insuffisante ; car si le plus souvent c'est au robinet de la raison que nous voyons l'homme remplir quotidiennement sa bouteille, il est aussi donné de la remplir à la source de l'irrationnel. Il lui suffit pour cela de faire un tri autre qu'à l'accoutumée parmi les phénomènes innombrables qui le stimulent et, alors qu'il privilégie certains d'entre eux, s'organise du monde une nouvelle représentation. Cette représentation peut lui paraître par sa nouveauté plus savoureuse, par son originalité plus digne d'estime, par sa complexité plus sujette à s'enorgueillir ; et ainsi nous constatons souvent que l'aventure irrationnelle s'achève, faute d'avoir fait complètement table rase de la première, dans l'inquiétude et dans l'horreur. Mais même s'il est possible par ce biais d'atteindre à l'extase, dans le fond tout ceci n'est que la répétition artistique du mécanisme qui concourut à créer ce monde-ci, opaque et solide, à partir de phénomènes transparents.

Illustration : Ubik n°38, par Dado.

samedi, octobre 21, 2006

La loi française dans le purin

Une fois n'est pas coutume, je me ferai l'écho d'une protestation entendue sur de nombreux sites et blogs. J'élargirai toutefois mon commentaire de sorte à analyser une tendance bien curieuse que j'ai cru déceler dans la loi française ces derniers temps.

Depuis le 1er juillet 2006, le décret d'application de la loi n° 2006-11 du 5 janvier 2006 d'orientation agricole empêche de fournir des recettes de produits naturels non homologués. Cette loi interdit toute utilisation, toute détention, voire toute recommandation de produits ne bénéficiant pas d'une autorisation de mise sur le marché. L'article vise les produits phytopharmaceutiques, c'est-à-dire les désherbants, les insecticides ou les engrais à base de plantes utilisés par l'agriculture biologique. Voici un extrait de l'article en question :

Art. L. 253-1. − I. - Sont interdites la mise sur le marché, l’utilisation et la détention par l’utilisateur final des produits phytopharmaceutiques s’ils ne bénéficient pas d’une autorisation de mise sur le marché ou d’une autorisation de distribution pour expérimentation délivrée dans les conditions prévues au présent chapitre.

Aussi le seul fait de communiquer publiquement que les feuilles de fougère éloignent les chenilles des choux, que l’eau chaude est un bon désherbant pour les allées peut valoir une condamnation à 2 ans de prison et 75 000 euros d’amende à son auteur. Cependant cette loi a surtout fait parler d'elle pour la prohibition implicite qu'elle imprime sur l'utilisation, on ne peut plus commune parmi nos jardiniers, du purin d'ortie ; et plus récemment, pour l'intervention de l'Inspection Nationale des Enquêtes de Concurrence, de Consommation et de Répression des Fraudes et du Service Régional de la Protection des Végétaux de l'Ain chez Monsieur Eric Petiot, promoteur de techniques agricoles alternatives. L'intervention s'est conclue entre autres par la saisie de ses cours et l'interdiction bien étonnante qui lui fut formulée d'aller cueillir avec ses stagiaires les plantes des alentours.

Immédiatement, je tiens à élever bien haut ma plus vive protestation : certains commentaires qualifient cette situation d'ubuesque. Ils se trompent lourdement. C'est à proprement parler kafkaïen !

Mais bien au delà du problème particulier soulevé par cet article, ce que je trouve surtout invraisemblable car cela me paraît totalement à l'antithèse de l'esprit de nos lois, c'est que depuis quelques années de nouveaux textes sont promulgués : ce ne sont pas des listes de choses à proscrire ; mais au contraire des listes de choses à autoriser ; et tout ce qui ne fait pas l'objet d'une permission spécifique est interdit.

Ainsi dans la même loi nous lisons :

Art. 265 ter. − 1. Sont interdites l’utilisation à la carburation, la vente ou la mise en vente pour la carburation de produits dont l’utilisation et la vente pour cet usage n’ont pas été spécialement autorisées par des arrêtés du ministre chargé du budget et du ministre chargé de l’industrie.

Cette sorte de formulation, par laquelle le législateur interdit ce qui n'est pas autorisé, me semble une complète aberration. Elle s'oppose à la lettre comme à l'esprit des droits de l'homme. Elle est anticonstitutionnelle (1). Il me semble évident qu'à partir du moment où l'inventaire est établi de ce que l'on permet - à l'exclusion donc de toutes les actions possibles et imaginables hors de ce catalogue nécessairement limité - il n'est plus question de la liberté des philosophes, cette fameuse liberté qui s'arrête où commence celle d'autrui (2). Ces nouvelles lois inversent le principe essentiel qui veut que soient ramenées au strict minimum les entraves mises à la liberté. Les philosophes des Lumières souhaitaient un monde où chaque homme soit fondamentalement libre de ses actes - sauf restriction occasionnelle. Par de tels textes, le nouveau législateur fait en sorte que l'interdit soit la règle. Et la liberté l'exception.

(1) "Le Peuple français proclame solennellement son attachement aux droits de l'homme [...] tels qu'ils ont été définis par la Déclaration de 1789", Préambule de la Constitution Française.
(2) "La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui", Déclaration des droits de l'homme de 1789.

jeudi, octobre 19, 2006

Chris Van Allsburg

Grâce à l'excellent blog In girum, j'ai fait connaissance avec l'oeuvre de Chris Van Allsburg, un illustrateur américain que moi seul ne devais pas connaître car trois films déjà ont été tirés de ses livres pour enfants : Jumanji, The Polar Express et Zathura.

Les illustrations de Chris Van Allsburg ont une tonalité onirique et fantastique qu'appuient souvent l'immobilisme de la composition et un dessin précis accentuant l'apparence figée dans le temps du mouvement des objets et des figures, l'exiguïté de l'espace que traduit le choix incongru de la source d'éclairage et du point de perspective ou la répétition inquiétante de trames symétriques faisant ouvertement référence aux pavages d'Escher. Deux autres influences possibles sont sans doute celles de Balthus et de Hopper.

Sur le site personnel de Chris Van Allsburg, vous pourrez aussi découvrir ses très étonnantes sculptures. Ne pouvant décidément me permettre l'analyse de cette oeuvre que je viens juste de découvrir, je vous conseille de vous rapporter pour elle aux trois articles "Les univers inquiets" sur In girum.

mercredi, octobre 18, 2006

L'ouvrage infini de Pénélope

Il me semble parfois que mon blog est une sorte de Santa Barbara de la philosophie. L'auteur et le lecteur passèrent entre eux un pacte tacite et menteur stipulant qu'il ne terminera pas et à cette fin se multiplient, se diversifient, se compliquent, s'entremêlent les intrigues secondaires jusqu'à ce que plus personne, ni d'un coté ni de l'autre de l'écran, ne sache exactement où l'on en est ni quel était le contenu des épisodes précédents ni qui est qui, ni ce qu'il faut espérer et attendre d'un dénouement qui, bien sûr, n'adviendra jamais.

Cette routine s'est instaurée au bout d'environ trois mois, limite à partir de laquelle l'essentiel des fantasmes du blogueur débutant s'évapore alors que se matérialisent peu à peu dans son esprit de solides convictions, tout comme les cristaux naissent dans la solution saline oubliée sur l'étagère par le chimiste ; et ces convictions font que ni ce que l'auteur écrit ni ce qu'on lui répond ne lui paraît une surprise car il est persuadé savoir quoi attendre du lecteur et quoi de ses articles. Le sentiment de nouveauté a disparu.

S'il me fallait donner un seul exemple de ces convictions, la plus évidente est que je serai encore là demain, le lendemain, le surlendemain pour continuer l'ouvrage. Pénélope le défaisait chaque soir. Elle attendait Ulysse éternellement.

Cette conviction modifie complètement ma façon d'envisager les choses. Elle me donne le loisir de négliger l'essentiel pour me consacrer à plein temps au superficiel ; je pourrai toujours remettre l'effort à plus tard. Je m'étais demandé un jour pour quelle raison j'évitai comme sciemment d'écrire ce que je m'étais donné pour but d'exprimer ici, préférant choisir telle ou telle anecdote distrayante. C'est entre autres que la conviction s'assortit d'une timidité - l'euphémisme de la terreur - de mettre un point final à l'oeuvre, une fois celle-ci achevée.

Mais je me rends compte que cette introduction est finalement suffisamment longue pour faire à elle seule l'objet d'un article. Elle illustrera cet autre type de croyance que sont les convictions.

Illustration : Pénélope et les prétendants, Pinturicchio.

lundi, octobre 16, 2006

Paniers de fruits réels et imaginaires



J'ai dernièrement jeté le rapide croquis de l'évidence, l'un des noyaux durs de la pensée. Suite à cet article de Flo, le temps me semble venu d'en évoquer un autre, à savoir le fantasme.

C'est un problème généralisé que de nous croire excellents dans les domaines où nous ne donnons aucune chance de l'être : en peinture, combien pensent que le premier venu peut choisir un pinceau, trois tubes de couleur au hasard et "faire" du Picasso ? Et celui qui évite soigneusement d'écrire peut toujours croire que s'il s'en donnait la peine, il concurrencerait n'importe lequel des romanciers sans difficulté. Heureusement pour lui, cet individu ne prendra jamais la palette et n'écrira jamais une ligne, ce qui lui laissera tout loisir de continuer à jouir de son fantasme : "si jamais je m'y mettais demain, alors je serais un cador".

Mais qui entreprend quelque chose en expérimente vite les difficultés. Bien joli de se moquer de tel ou tel scribouilleur ; mais rien que les trois cents pages de son mauvais roman de gare, il faut d'abord en avoir eu l'idée, les écrire une par une puis leur trouver un éditeur. Ce n'est qu'à ce titre qu'on peut prétendre être écrivain. Bien amusant de s'imaginer devenir un maître au jeu d'échecs ; mais derrière des raclées systématiques face à des joueurs pourtant bien éloignés du titre prestigieux, il faut reconnaître l'existence d'un problème. Et quand l'élève peintre, au moment où il commence à saisir les bases de la peinturlure, se retrouve nez à nez avec un Rembrandt ou un Turner, il s'aperçoit qu'il ne comprend même pas comment cela fut exécuté et se voit obligé d'admettre qu'un truc cloche quelque part.

S'estimer très satisfait alors qu'on ne fait rien, se tenir pour très insatisfait sitôt qu'on fait quelque chose, me semblent vaguement découler de la même source : le fantasme. Soit nous le laissons par notre inaction refléter une image avantageuse et fausse de nous-mêmes ; soit nous l'éprouvons par la pratique. Le beau miroir vole aussitôt en morceaux et nous blesse de ses éclats tranchants.

Un des principes du fantasme, c'est l'illusion de la réalisation spontanée du désir : il me suffirait de... et j'en obtiendrai immédiatement les fruits. Ce mensonge, reconnu intuitivement comme tel, est alors le plus souvent associé à une action fausse, c'est-à-dire une action qui n'a pas du tout pour but la concrétisation de l'espoir mais seulement de favoriser l'impression de notre inestimable valeur. C'est ainsi que naissent la plupart des critiques artistiques, politiques... ou même spirituelles, comme dans le blog que Flo cite deux articles plus bas.

Mais celui qui s'est lancé dans l'entreprise ardue se trouve bientôt devant un choix difficile. Soit il renonce en se disant : "cela n'est pas pour moi, j'en suis incapable". C'est désagréable à l'ego. Soit il abandonne en projetant son ressentiment vers l'extérieur : "cette activité est nulle, ceux qui la pratiquent sont des imbéciles et ceux qui l'enseignent des escrocs". Cette option-là est bien plus confortable à la satisfaction personnelle. Soit il persiste et tente de préserver son fantasme en le repoussant ad libitum, un peu comme dans la blague "on rase gratis demain" : "l'année prochaine, je serais maître FIDE" ; ou mieux encore "dans quelques vies, je serai bouddha" car là ne se pose pas la question de l'année prochaine et l'on ne se verra pas contraint de se répéter chaque fois la même phrase. Soit il continue en révisant son fantasme à la baisse. Son effort s'avère alors plus difficile car cette idée n'est pas très loin de "j'en suis incapable" et l'objectif initial s'est entre temps désagrégé. En fait, c'est probablement un mélange des deux derniers qu'éprouvent les gros musclés qui se trouvent trop maigres et les squelettes anorexiques qui s'estiment toujours trop enrobés par la peau leur restant sur les os.

On perçoit donc que le fantasme est constitué de deux facteurs, l'un qui consiste à charger d'importance inutile un objet, l'autre qui prête une valeur absolue à ses propres capacités. Aussi, à première vue, on pourrait croire que s'en tirera le mieux celui qui agit par plaisir et parce qu'il ne voit rien d'autre à faire, comme l'artisan peintre du Moyen Age qui, placé chez un maître à l'âge de dix ans, a pris pour routine de faire ses petites fresques. Certes, il n'aura pas le souci de se dépasser. Mais un esprit chagrin ne soupçonnerait-il pas justement quelque sentiment funeste à l'oeuvre dans cette curieuse préoccupation ?

En bref, on voit là tout le problème d'attendre ou de ne pas attendre de fruit de nos actes et l'embrouillamini indécrottable qui réside derrière nos meilleures et nos plus honorables motivations.

Illustration : Corbeille de fruits, Baltasar Van der Ast.

Et plus : un exemple fort à propos, signé Marion Mousse, sur le blog de Lisa Mandel.

jeudi, octobre 12, 2006

Les chemins de l'évidence

Jusqu'à ce jour, j'ai poursuivi l'hypothèse aristotélicienne que l'homme est un animal raisonnable, supposition à laquelle Descartes conteste tout intérêt puisqu'il fait remarquer, et à fort juste titre, qu'elle se fonde sur deux évidences - que nous savons ce qu'est un animal, que nous savons ce qu'est la raison - deux évidences se révélant à l'analyse être seulement deux croyances aveuglantes « car il faudrait par après rechercher ce que c'est qu'animal, et ce que c'est que raisonnable, et ainsi d'une seule question nous tomberions insensiblement en une infinité d'autres plus difficiles et embarrassées ; et je ne voudrais pas abuser du peu de temps et de loisir qui me reste en l'employant à démêler de semblables subtilités » (1). Or moi de même.

Comme j'ai commencé à mettre en exergue quelques noyaux durs de la pensée et du raisonnement, les croyances, lesquelles comme le fameux atome étymologiquement insécable s'avèrent finalement pouvoir être divisées en éléments plus petits, je tiens à noter en passant que c'est là un excellent exemple du type de croyances qu'est l'évidence : une définition que nul ne s'avise de décortiquer ni de remettre en question car elle paraît aux yeux de chacun être une caractéristique intrinsèque de la réalité tangible.

Définir l'homme comme un animal raisonnable semble tout à fait anodin mais c'est d'emblée une prise de parti lourde de conséquences. Je ne m'appesantirai pas sur le terme "animal" - quoiqu'on puisse constater que la somme considérable d'efforts déployés depuis des siècles dans les domaines scientifique et médical découle de ce seul point de vue - mais encore une fois sur le terme "raisonnable". Dire que nous sommes raisonnables signifie que nos actions sont le plus souvent assujetties à la raison. Se posent alors d'elles-mêmes les questions triviales : sommes-nous tout le temps raisonnables ? Quand et pourquoi ne le sommes-nous pas ? Comment être sûr d'être raisonnable ? Finalement qu'est-ce que la raison ? Et de manière tout aussi spontanée vont s'imposer des oppositions duelles : selon le cas, le mot peut trouver pour antonyme sentiment, coeur, passion, fantaisie, folie ou démence ; et en fonction de son contraire, raison prend alors la signification de bon sens, connaissance, sagesse ou bien de logique, froideur ou insensibilité.

On voit donc que cette seule définition : l'homme est un animal raisonnable, nous entraîne sur un chemin dont on peut aisément prévoir les sinuosités, les bifurcations et les cahots infinis et qui possède de plus sa tonalité propre, son goût spécifique ; ainsi le voyageur qui se promène sur les collines n'aura pas du paysage le même point de vue que son compère longeant le ruisseau. L'un verra bien le village, l'autre le découvrira au dernier tournant ; l'un passera près d'un troupeau de vaches mais ce seront pour l'autre de petits points blonds que dissimulent à moitié les bosquets.

Ici, ce que le chemin nous cache complètement, c'est que la raison ne joue peut-être pas un rôle tellement déterminant dans nos actions. Il se peut qu'elle soit un épiphénomène et se borne à justifier, bien après coup, les choix que nous avons faits irrationnellement.

(1) Descartes, Méditation seconde, 1641.

mardi, octobre 10, 2006

La Spirale de la Gratto-Dépendance

Ce soir alors que je lui demandais une baguette de pain, la boulangère m'annonça l'air réjoui, comme si m'était échue une chance inestimable, que j'avais « le droit de gratter ». Heureusement pour moi, elle me tendit simultanément un petit dépliant publicitaire, ce qui m'évita de commettre un terrible impair.

Devant sa mine dépitée lorsque je lui répondis dans un premier temps que je ne grattais jamais, je ne pus dans un second que me résigner à lui faire plaisir. Elle m'avait en outre promis que je gagnerai peut-être un parapluie ; et justement l'orage menaçait.

Hélas, mon grattage dévoila le mot : PERDU ! Vous ne me croirez jamais mais il était écrit en majuscules et suivi d'un point d'exclamation ! Décidément, ce n'est vraiment pas gentil de se moquer ainsi de la peine des gens… Si j'avais du concevoir ce petit papier, j'aurais rédigé quelque chose dans ce ton :

« Nous vous prions de tout coeur de nous excuser mais nous nous voyons dans la triste et pénible obligation de vous annoncer une bien peu agréable nouvelle : il semble que vous n'ayez pas gagné cette fois. Pouvons-nous nous permettre de vous conseiller de relativiser votre déception ? Primo, la chance vous sourira un autre jour ; secundo, grâce à vous, un enfant dans le besoin obtiendra le parapluie de ses rêves et évitera une vilaine angine qui aurait donné bien du souci à sa maman. Nous vous remercions d'avoir participé à ce jeu et nous vous prions, encore une fois et bien humblement, d'agréer nos sentiments compatissants. »

Mais quand j'y repense, c'est peut-être aussi la raison pour laquelle je ne travaille pas dans le marketing.

Donc me voilà rentrant à la maison, la baguette sous le bras et le coeur tout à l’envers en songeant aux souffrances de mes compères-ès-grattage. Quelle joie peuvent-ils bien retirer de cette déconvenue hebdomadaire ? Toutes les semaines, ils voient s'envoler en fumée leurs châteaux en Espagne ; toutes les semaines, ils sont contraints de reprendre leur dose de loto pour s'évader d'un quotidien qui leur déplaît. Au bout d'un certain temps, la drogue ne fait même plus effet : c'est simplement la peur de rater l'occasion dorée qui les motive. Quelle horreur ! Quelle épouvante ! Sans le savoir, ces âmes perdues sont tombées dans la Spirale de la Gratto-Dépendance !

Je connaissais l'histoire du fumeur qui avait troqué ses cigarettes contre des carottes. Pour avoir vaincu son accoutumance à la nicotine, il était devenu accro au légume : il lui fallait ses deux bottes par jour. Mais je ne m'étais pas rendu compte de l'ampleur généralisée ni de la gravité du phénomène. Car disons-le franchement, s'il existe des dépendances étranges, ridicules et variées, comme celle au vacarme des aéroports, à l'idiotie télévisuelle, au sport, au téléphone mobile, au régime, aux imagettes de foufounes mal pixellisées, à la religion, au yoghourt, au jeu vidéo ou même aux forums de discussion sur internet, la forme la plus répandue de cette addiction est liée au travail, au conjoint et aux marmots. Cela paraît incroyable mais certaines personnes ne peuvent s'empêcher de se faire leur fix de boulot tous les jours ! Ces malheureux ne souhaitent qu'arrêter mais ne le peuvent pas : c'est plus fort qu'eux. Comme des junkies, leurs discussions ne tournent qu'autour de leur drogue. Privez-les de leur emploi, de leur conjoint ou de leurs enfants et vous verrez leur ombre errer dans la rue, transparente et grise et morose, gémissant et mendiant une dose supplémentaire. Certains iront même jusqu'au crime pour satisfaire leur besoin.

En vérité, on peut vraiment être dépendant à tout et à n'importe quoi. L'essentiel est de le décider.

La bonne nouvelle : si l’on peut entrer dans l’enfer de la spirale de la n’importe-quoi-dépendance, on peut aussi en sortir chez John Warsen et Lisa Mandel.