Apparemment, il est aussi difficile pour un écrivain d'être bon joueur d'échecs que d'être peintre et les rares exceptions à cette règle n'ont pas souhaité traiter ces thèmes ardus. Aussi n'existe-t-il sur les échecs, à ma connaissance, aucun roman qui soit à la fois digne d'intérêt pour le littérateur et l'amateur du jeu.
L'ouvrage le plus connu, "Le joueur d'échecs" de Stefan Zweig, est un roman que l'on peut qualifier de fantastique, tant par l'incompréhension profonde manifestée par son auteur pour le petit théâtre des pièces en bois que par sa description psychologique du champion du monde que défie le héros dans les derniers chapitres : c'est un véritable abruti. J'ai eu l'occasion de voir Michael Adams et Etienne Bacrot, deux des meilleurs joueurs mondiaux, et autant dire qu'ils ne m'ont pas laissé cette impression. Je suspecte en vérité Stefan Zweig, qui devait être un piètre joueur, de se venger à travers son roman de défaites humiliantes subies contre des adversaires qu'il estimait bien moins intelligents que lui.
Néanmoins d'une certaine manière, je crois que l'écrivain n'a pas fondamentalement tort. L'amalgame convenu entre jeu d'échecs et intelligence est erroné. Si ce n'était pas le cas, les femmes devraient s'inquiéter qui sont souvent si mauvaises à ce jeu ! Certes l'intelligence aide, mais elle n'est pas l'atout principal. Etienne Bacrot, à onze ans, était un monstre de concentration. Je n'ai jamais vu un autre enfant qui ne se laisse distraire de rien et reste le regard et l'esprit rivés pendant quatre heures sur les figurines immobiles posées devant lui.
Or il n'est rien de plus concentré qu'une machine. Un logiciel d'échecs est même si concentré sur son activité qu'il est incapable de faire quoi que ce soit d'autre. Par contre, on ne peut pas dire qu'il soit brillant ; il est besogneux ; les coups qu'il propose sont sérieux et médiocres ; il n'a aucune compréhension de la stratégie ; sans une base de données d'ouverture - l'historique des premiers coups joués par les humains, il se trouverait rapidement en position difficile. En bref, le seul et principal atout de cet esprit buté est qu'il commet rarement une erreur.
Ce ne sont donc ni le jeu d'échecs ni l'intelligence qui sont les thèmes principaux du roman de Stefan Zweig, mais le fantasme ; et il n'est peut-être pas indifférent de savoir que l'écrivain était un ami proche de Freud. On se rend finalement compte que son portrait du champion diffère assez peu de celui que je viens de tracer plus haut : ignare, vulgaire, insipide, terre-à-terre, froid, insensible, indémontable, il est le symbole du principe de réalité contre lequel vient se briser comme sur un rocher l'élan du délire du personnage principal. Peut-être, s'il avait du écrire son roman de nos jours, l'écrivain aurait-il choisi comme adversaire un ordinateur.
3 commentaires:
Quelle piètre analyse du "Joueur d'échecs". La partie d'échec est un prétexte, le vrai livre est sur l'oppression. Stephan Zweig avait certainement d'autres maux à combattre que ses défaites aux échecs. Par exemple le nazisme.
"Quand le sage montre la lune, l'imbécile regarde le doigt..."
Enchanté de vous rencontrer Pr Jones,
Vous avez le privilège d'être le premier à poster un commentaire franchement désagréable sur ce blog. Toutes mes félicitations !
Ma réponse serait un peu longue ici, j'en fais le sujet de mon prochain article.
Je crains que Mr Jones n'ait raison. L'analyse que vous faites de ce livre n'est certes pas inexacte, mais ne cadre pas avec la signification réelle du livre et de ses thèmes. Pour avoir étudié ce livre en classe, je sais que la partie d'échecs n'est qu'une allégorie et un prétexte, et Czentovic un personnage somme toute secondaire, malgré sa présentation au début de l'ouvrage.
Le véritable personnage principal de cette nouvelle est le Dr. B, et son histoire est la véritable histoire, masquée par la mise en abïme du roman (une histoire à l'intérieur d'une autre). Le véritable débat qu'inspire ce livre est effectivement lié aux agissements des nazis d'une part, et à la réaction psychologique et mentale du Dr. B. Cette ambiguité est d'ailleurs annoncée dans le 4e de couverture du livre: Les circonstances dans lesquelles [le Dr.B] a acquis cette science sont terribles. Elles nous renvoient aux expérimentations nazies sur les effets de l'isolement absolu, lorsque, aux frontières de la folie, entre deux interrogatoires, le cerveau humain parvient à déployer ses facultés les plus étranges..
"Le joueur d'échecs" illustre le fait que l'homme peut se transformer en pion, et peut être manipulé de la plus terrible façon, pour le meilleur et pour le pire. Le "don" de savoir jouer aux échecs est ici chèrement acquis, et met en lumière les terribles pratiques nazies, de la torture psychologique pure et simple. L'histoire sur le paquebot n'est utile que dans son rôle d'exposition, pour le prologue et l'épilogue de l'histoire de Dr.B.
Bien à vous.
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