vendredi, juin 30, 2006

Un monument à l'illustrateur inconnu

Aucune des diverses illustrations du Seigneur des Anneaux de Tolkien ne m'a jamais pleinement satisfait. En vérité, à mon sentiment, il n'y a pas eu de meilleure représentation picturale de l'oeuvre - et c'est un paradoxe - que le film de Peter Jackson. Je pense surtout aux matte paintings de Yannick Dusseault. Tout le reste est affreusement décevant.

Les illustrations les plus intéressantes sont sans aucun doute les aquarelles d'Alan Lee : très poétiques, elles sont toutes d'un niveau égal et excellent. Mais elles ne restituent pas l'ambiance du livre. Les peintures de John Howe, souvent dignes d'un mauvais étudiant des Beaux-Arts ; celles des frères Hildebrandt, qui mettent en scène des Princes Vaillants égarés entre un Arizona peint par Maxfield Parrish et une vieille pub américaine de lessive ; les couleurs criardes d'un Ted Nasmith, tout cela est d'un mauvais goût sans pareil.

En bref, la plus plaisante illustration du Seigneur des Anneaux a toujours été pour moi celle que, par je ne sais quel hasard, j'avais collé sur mon paravent de maître de jeu de rôle.

Au centre, Gandalf se tient fièrement ; son air sombre et ses moustaches graves contrastent de façon singulière avec le ridicule d'un chapeau très pointu ; d'un bras, il protège Frodon. Les deux personnages, le mage le pied droit rivé au sol et le poing bien serré sur son bâton, le hobbit dans une pose de concentration tranquille, semblent défier quiconque d'avancer. Derrière eux, le vieux Bilbo rêvasse gâteusement en regardant s'éloigner les ronds de fumée de sa pipe. A gauche, on peut voir Galadriel dans les bois dorés de la Lothlorien. C'est une très belle image : l'enfant immortelle, les yeux clos, semble plongée dans un rêve somnambulique éternel. A droite, le seigneur des Ténèbres pose devant son orgueilleux donjon. Les trois vignettes du bas sont assez drolatiques : l'elfe Legolas souffre de neurasthénie, Gollum sur sa barque est plus visqueux que jamais et le nain Gimli est bien renfrogné. L'ensemble est cerné par une frise où de petits orques grotesques rampent dans leurs galeries ou se font la courte échelle pour admirer un coucher de soleil qui n'est autre que l'Oeil de Sauron.

Tous ces personnages, qui côtoient jour après jour l'immortalité, ont un air mélancolique et fatigué.

L'auteur de cette affiche restait pour moi un mystère ; je ne savais qui l'avait dessinée. J'ai découvert hier qu'il s'agissait de Jim Cauty. C'est la seule illustration qu'il ait faite. Il avait alors 17 ans. Par la suite, il a fondé avec Bill Drummond le groupe de rock "The Jams".

Nombreuses illustrations des oeuvres de Tolkien : Tolkienilu ; Lord of the Rings art.

mercredi, juin 28, 2006

Illusion d'optique : l'effet d'aquarelle


Voilà une petite illusion d'optique assez peu connue. Elle a été baptisée "Watercolor effect" ( effet d'aquarelle ). L'intérieur du rectangle du dessus donne l'impression d'être légèrement teinté d'orange. En fait, il est aussi blanc que celui du dessous. Cette illusion apparaît lorsqu'un contour de teinte sombre cernant une surface est flanqué d'une marge intérieure d'une couleur plus claire : cette dernière se diffuse sur l'ensemble de l'espace délimité.

Je me demande si cet effet n'a pas été utilisé sciemment par Giorgio Morandi et Pablo Picasso.


Nature morte avec crâne, poireaux et pichet, Pablo Picasso, 1945.

samedi, juin 24, 2006

Matière première de la pensée


Je propose le résumé suivant de l'expérience en deux temps menée dans les derniers articles.

Le cerveau est capable d'une part de filtrer des bruits aléatoires, de sorte qu'il est possible d'avoir l'impression d'entendre une voix dans des parasites. Cette voix est généralement incompréhensible tant que les indices n'ont pas été donnés pour la déchiffrer. A partir du moment où une phrase intelligible est attendue, il est difficile de revenir en arrière et de saisir autre chose. Un phénomène identique se produit dans le domaine visuel : nous avons tendance à imaginer des formes dans un chaos. Dès qu'une apparence se manifeste, il devient difficile, voire impossible, de percevoir un nouvel objet.

Nous observons le même processus à l'oeuvre lors d'hallucinations, qu'elles soient liées à l'état hypnagogique ou au délire.

On sait qu'il existe au moins trois aspects différents de la pensée : la pensée visuelle, se traduisant par des images ; la pensée discursive, à l'origine chaotique mais que la raison ordonne comme des monologues ou des dialogues ; la proprioception, c'est à dire notre imagination du corps, de sa posture et localisation dans l'espace.

Ces différents types de pensée semblent entretenir un rapport avec le chaos primordial des perceptions : les personnes sujettes à la paralysie du sommeil observent souvent de forts bourdonnements et les interprètent parfois en terme de voix intelligibles ; l'imagerie hypnagogique prend pour support les phosphènes, un chaos visuel comparable à celui des parasites d'une télévision ; quant à la proprioception, elle se dégage d'une sensation de fourmillement corporel, équivalent "physique" des parasites visuels ou auditifs. Le rêve suivant illustrera mon propos.

J'étais dans mon lit, après un premier réveil, dans un état brouillé entre la veille et le songe. J'éprouvais un sentiment global qui coïncidait à mon corps, comme s'il était appréhendé de l'intérieur, et ce sentiment associait à la fois des visions de lueurs filamenteuses, verdâtres qui délimitaient un contour à des sensations d'ordre physique. J'entendais aussi un vrombissement léger ; il se transformait constamment en pensées de nature auditive, des séries de mots sans cohérence ni raison. Autant j'avais l'impression d'être proche de ce corps imaginaire, autant je me sentais extérieur à ces pensées qui émergeaient du bruit de fond sans mon intervention. Mais si j'y prêtais attention, j'avais involontairement tendance à les trier, à les organiser en concepts et en phrases intelligibles. Ce bourdonnement était-il la matière première de la pensée ?

Toutefois, je discerne là d'autres mystères. Qui observait le phénomène ? Qui le comprenait et par quel moyen ? Existait-il un autre niveau de pensée auquel je m'identifiais sans m'en rendre compte ? Ou bien quelque chose faisait-il des va-et-vient dans le domaine mental et formulait des jugements ? A quel moment s'est organisée l'expérience ? Sur l'instant ou, après coup, au réveil ? Voilà qui me laisse perplexe et que je ne saurais préciser.

Illustration : Tom Moody et Ray Rapp, TV Static Photos, 2001 © Tom Moody

mercredi, juin 21, 2006

Voix électroniques ( suite )

Note : ceci est la suite de l'expérience proposée dans le sujet précédent ( "Le mystère des voix électroniques" ). Si vous ne l'avez pas encore faite, allez-y sans lire ce texte ou l'effet sera gâché !

Dans le phénomène de paréidolie, il semble entrer en compte une certaine part de suggestion ; soit qu'elle ait pour origine un "tic" - ou un TOC - le sujet cherchant absolument à voir ou entendre certaines choses relatives avec une idée fixe, obsédante, chargée d'affect, ce que j'ai appelé ailleurs une "idée pivot" - par exemple la mort en ce qui concerne la transcommunication instrumentale (1) ; soit que les indices d'une telle perception lui soient dictés par autrui. C'est cette seconde possibilité que je souhaite faire valoir aujourd'hui.

Une tendance naturelle est de reconnaître des visages un peu partout. Toutefois, je doute que vous ayiez noté quoi que ce soit de particulier dans le dollar canadien de 1954 ( image en encart ) ni peut-être dans la brume bleutée illustrant l'article plus bas. Par contre, si je vous dis que le billet dut être modifié car un diablotin grimaçait derrière la coiffure de la reine ; que certains discernent au milieu des fumées l'apparition d'un fantôme ; sans doute vous mettrez vous à les distinguer de plus en plus nettement, jusqu'au point où ces visions parasiteront de façon permanente la représentation donnée.

Ce phénomène est très remarquable - il me semble - en ce qui concerne les sons. Je vous propose de recommencer l'expérience précédente mais en essayant d'entendre cette fois une phrase censée être prononcée ( selon E. Indrizzi ). Ce sont les trois mêmes échantillons qu'auparavant :

"C'est écrit dans le courrier."
"Ecoute Pollion, presque terminé de lire."
"Oui, le livre est sérieux, ouvrez donc le courrier."

A l'exception de la fin du troisième échantillon, où la voix est un peu pâteuse, j'entends correctement les mots. Et vous ?

(1) Transcommunication instrumentale : ensemble de moyens mis en oeuvre pour tenter d'entrer en contact avec le "monde des esprits" par le truchement d'appareils divers ( magnétophones, téléviseurs, radios, téléphones, ordinateurs, etc. )

lundi, juin 19, 2006

Le mystère des voix électroniques

J'ai déjà abordé le sujet de la paréidolie : nous avons tendance à discerner des formes compréhensibles parmi des taches ou toutes sortes de stimuli hasardeux et c'est sur ce principe que fonctionne le test de Rorschach. L'esprit tend à trouver un sens à ce qui n'en a pas et reconnaît des motifs récurrents dans des distributions aléatoires. De ceci, je tiens à signaler un exemple supplémentaire : il porte sur le son et notre capacité à l'organiser en un discours intelligible.

Emmanuel Indrizzi a publié une expérience fort intéressante. Elle consiste à créer des échantillons sonores particuliers en modifiant un bruit blanc (1) de synthèse. En éliminant par des filtres de réduction de bruit les fréquences indésirables de sorte à mettre en valeur celles qui correspondent à la voix humaine, il obtient des échantillons qui font plus ou moins penser à de la parole. Il faut noter que le cerveau humain a la possibilité de mettre en oeuvre naturellement de tels filtres comme le montrent deux articles de psychoacoustique sur Deepsound Blog ( Bruit rose et psychoacoustique ; Psychoacoustique et 3D ).

Voilà trois résultats obtenus par ce processus :
Echantillon n°1.
Echantillon n°2.
Echantillon n°3.

Je souhaiterais me livrer à une petite expérimentation. Entendez vous des phrases intelligibles dans ces trois échantillons ? Si oui, quelles sont-elles ? Surtout, avant d'écouter ces échantillons et de répondre, ne lisez pas les indications sur le site d'Emmanuel Indrizzi ou dans les réponses précédentes.

(1) Un bruit blanc est un son produit aléatoirement. A l'oreille, c'est un grésillement. Voici un exemple de bruit blanc.

vendredi, juin 09, 2006

Les Euménides

Oreste et les Furies, Carl Rahl, détailLes Euménides ou Erinyes, déesses vengeresses, hideuses allégories ailées lourdement surchargées de fouets et de torches, la face blafarde, la chevelure ruisselant de serpents grouillants, les yeux noyés de larmes de sang, pourchassaient le criminel de leur marche inlassable d'airain, tourmentaient le maudit, le persécutaient sans relâche, jusqu'à le rendre fou. S'il décédait, elles l'attendaient encore au domaine des morts.

Elles étaient dépourvues de merci ; aucune prière, aucun sacrifice ne les émouvait ni ne les détournait de leur tâche automatique et fatale et les Dieux de l'Olympe avaient en exécration ces créatures furieuses nées du sang de l'émasculation d'Ouranos. Les hommes, qui s 'effrayaient au seul son du mot "Erinyes", les dénommaient pleutrement Bienveillantes : "Euménides".

Ce comportement superstitieux ne nous parait-il pas absurde ? Ne nous semble-t-il pas impensable de contourner un mot comme l'on s'écarte d'un serpent au fond des bois ? Je vous propose pourtant de comparer les antonymes bonheur et malheur, jeunesse et vieillesse sur Google Fight.

Petit jeu sans aucun rapport : quel est le nom ( propre ou commun ) le plus courant sur le web français ? Indice : une fois dit, c'est bête comme chou.

lundi, juin 05, 2006

Le grillon sort de son trou

Mon grillon familier est passé hier me rendre visite à l'heure de l'apéro. Comme d'habitude, au bout de quelques verres, la discussion tourne immanquablement au vinaigre. C'est ainsi qu'après avoir longtemps parlé de pluie, de beau temps, de hauteur de gazon - toutes choses susceptibles d'intéresser un grillon - il me demanda à brûle-pourpoint où j'en étais avec mon blog. Je lui avouai n'être pas très satisfait : mes lecteurs me croyaient punk ou dépressif ; j'hésitais encore sur le ton, sur le but ; je n'avais toujours pas développé les idées directrices ; bref, je me sentais un peu égaré.

- Cela ne m'étonne pas, fait-il.

Surpris, je lui demande sèchement de développer son propos.

- Quelle idée de créer un blog sur la conscience ! Tu aurais mieux fait de raconter ton voyage en Ecosse, illustré de photographies de landes, d'herbes grasses, de cottages aux cheminées chaleureuses ; de prairies brumeuses et fantomatiques où rodent le mouton et la vache qui broutent, aveugles à l'insecte - la terreur du grillon ! Voilà un sujet réellement passionnant ! Au lieu de cela, tu discours sans savoir de quoi tu parles. Tu utilises des termes dont la définition même reste obscure : conscience, intelligence, volonté, libre-arbitre et autres...

Je lui rétorquai que si ces termes étaient en effet peu clairs, au point que personne ne s'entendait sur leur sens, cela ne m'empêchait pas d'essayer de l'élucider.

- Mon pauvre ami ! Comme le médecin de Molière, pour qui le pavot fait dormir en vertu d’une propriété dormitive, vous autres humains vous satisfaites d'explications qui n'expliquent rien. Vous vous targuez de raison sans être le moins capables de cerner cette faculté. Et d'ailleurs, fit-il en changeant brusquement de sujet, pourquoi as-tu modifié en mon absence le titre que j'avais choisi pour ton blog ? L'Homme au Chapeau, ça voulait dire quelque chose : on connaît un homme ; on connaît un chapeau. Songe ? Raison ? Qui peut dire ce que cela signifie ?

Eludant cette accusation gênante, je lui répondis que si je n'étais pas, peut-être, personnellement, capable de philosopher, il ne fallait pas pour autant généraliser à l'ensemble de l'humanité ; il existait assurément des gens plus malins, plus cultivés que moi, parfaitement au fait de ce qu'était la raison. Et c'est avec une pointe de satisfaction que je décelai une lueur d’incertitude ternir un instant son regard à facettes lorsque j'insinuai qu'il ne savait de l'humanité qu'un recoin de jardin, sa propriétaire toujours absente et moi-même, le voisin du dessus.

- Tiens par exemple, lui proposai-je, les Académiciens. Depuis bientôt quatre siècles, les plus grands penseurs, hommes de science et de lettres, philosophes, connaisseurs de la langue française se réunissent en une congrégation offrant une image fidèle du talent, de l’intelligence, de la culture, de l’imagination humaine. Ils sont habilités à être les juges éclairés du bon usage des mots. Ce serait bien le diable s'ils n'avaient pas réussi à définir, durant toutes ces longues générations de réflexion, les notions et les valeurs dont le terme « raison » est porteur.

Et nous voilà en train de chercher la définition de « raison » sur la huitième édition du Dictionnaire de l'Académie. C'est à cette occasion que je dus éprouver la plus grande honte de ma vie ; car voici ce que nous trouvâmes dans l'ouvrage immortel :

Raison. n.f. Faculté de raisonner.
Raisonner. v. intr. Se servir de sa raison.

Le petit grillon haussa les élytres et partit d'un ricanement discret et condescendant...