samedi, juillet 29, 2006

Cogito ergo sum

Après avoir évoqué l'image du Malin Génie pour la rejeter dans les limbes sans plus trop de façons, René Descartes espéra pouvoir s'en tirer à bon compte en édictant deux formules qui le protégeraient contre un tel doute et un tel égarement : il rédigea d'abord la seconde des « Règles pour la conduite de l'esprit humain », qui consiste à « diviser chacune des difficultés [...] en autant de parcelles qu'il se pourrait et qu'il serait requis pour les mieux résoudre » ; puis pour sceller le tout, il apposa sur les cendres fumantes de la démoniaque apparition le mystérieux « Cogito ergo sum » : je pense, donc je suis.

Hélas ! On ne fait pas se lever impunément les esprits, comme le pauvre pêcheur des Mille et Une Nuits ou le docteur Faustus l'apprirent à leurs dépends ; et désormais la philosophie occidentale sera nuitamment hantée de ce spectre hideux qui ressurgira de son ombre au moment le plus inattendu. Par exemple, dans cette déclaration du physicien David Bohm :

« Il existe un postulat généralement admis, de manière tacite, selon lequel la pensée nous décrirait seulement comment sont les choses et ne ferait rien d'autre - selon lequel c'est "vous" qui êtes derrière tout cela et qui décidez quoi faire de cette information. En vérité, vous ne décidez nullement quoi faire de cette information. La pensée le fait pour vous. Elle vous fournit toutefois l'information fallacieuse que vous êtes aux commandes, que vous êtes celui qui la contrôle alors qu'en réalité, c'est la pensée qui est la seule à contrôler chacun de nous.

La pensée crée des divisions en dehors d'elle-même, à la suite de quoi elle soutient que ces divisions étaient là naturellement. [...] Ainsi est-elle constamment en train de créer des problèmes puis de tenter de les résoudre. Or ce faisant, elle rend les choses pires si c'est possible car elle ne remarque pas que plus elle pense, plus elle divise, plus elle crée de problèmes.

C'est pourquoi je dirais que le système comporte une faille - une faille systémique : ce n'est pas une erreur qui réside ici ou là ; elle est à la base de tout le mécanisme ; elle est partout et nulle part. Vous pouvez toujours vous dire : « Voici un problème. Je vais porter ma pensée dessus et le résoudre ». Mais "ma pensée" fait partie du système. Elle est d'une nature similaire à la faille que je suis en train de considérer.
»

Cet argument réfute la Méthode de Descartes. Il affirme que le problème vient justement de la pensée et qu'il réside précisément en la division du problème en détails plus petits. Selon Bohm, le Malin Génie évoqué par Descartes aurait réussi à se glisser à l'intérieur même des deux talismans qui devaient le protéger de lui.

samedi, juillet 22, 2006

Bienvenue à Gataca !

Neurone couplé à un semi-conducteurDans le joli film de science-fiction "Bienvenue à Gataca", on nous montre entre autres choses comment la génétique peut devenir un support effectif de discrimination. Cela n'aurait rien de nouveau ni d'étonnant car elle a déjà acquis ses lettres de noblesse à Auschwitz.

Pourtant, il nous semble que le chemin est encore long avant d'en arriver là ; puisque nous n'avons peut-être jamais autant entendu parler qu'aujourd'hui d'éthique, que ce soit dans le domaine de la recherche, de la médecine, de l'environnement, de la politique, du travail en entreprise, et que sais-je ? Hélas ! L'éthique est sans doute la branche la plus inutile de la philosophie. Son rôle consiste à justifier, en fonction des croyances actuelles, le chemin que celles-ci ont amené à emprunter depuis bien longtemps. Mais, comme la mouche du coche, elle s'imagine faire avancer l'attelage.

La santé a toujours été un prétexte suffisant pour convaincre l'éthique de laisser place vide. Lorsque les missionnaires chrétiens voulurent s'implanter en Amazonie, au Japon, en Afrique, ils fondèrent en premier lieu les hospices. Ce qui avait si généreusement commencé s'acheva par un massacre. L'enfer est pavé de bonnes intentions.

Le chemin de l'enfer futur, nous le pavons aujourd'hui dans les différentes branches de la recherche que sont la génétique, la bionique et la robotique ; et c'est, comme toujours, le médecin qui nous fait avaler la pilule : ici, l'on se réjouit d'avoir modifié le gène dit déficient d'un embryon ; là, on guérit les paralytiques en leur implantant des électrodes dans le cerveau ; ailleurs, on couple des neurones aux microprocesseurs. Le ministère japonais de l'industrie travaille sur l'établissement de lois comparables à celles d'Asimov concernant les robots et nous nous émerveillons béatement de ce qui fera la prison de demain. Je n'ose même pas évoquer les recherches militaires. Que deviendront ces belles inventions dans les mains des démagogues, des escrocs, des assassins, des tyrans qui gouvernent actuellement l'Europe, les Etats-Unis, le Moyen-Orient et la Chine ? Que deviendront-elles dans les mains des peuples qui les laissent gouverner ?

Car ne nous leurrons pas. Si, comme je le disais, l'éthique reste à son habitude muette, c'est que la route dont nous entrevoyons les premières bornes fut bâtie à notre intention il y a bien longtemps déjà. Nous appliquons, avec presque trois siècles de retard, ce que La Mettrie, dans les pas de Descartes, avait conçu : un homme qui, moins encore qu'à un animal, se compare à une machine et dont l'émergence spirituelle n'est qu'une « partie matérielle sensible du cerveau » (1). Qu'attendre alors de peuples qui se considèrent eux-mêmes comme des robots et dont la machine est devenue le modèle explicatif et la métaphore ? Il y a deux millénaires, l'homme était l'image de son créateur. Aujourd'hui, il est devenu l'image de sa création et l'éthique n'a plus qu'à s'en accommoder.

(1) L'Homme-Machine, La Mettrie, 1747.

Sources :
Automates intelligents -
Une neuropuce bientôt produite en série.
Technoscience -
Naissance d'une enfant libérée d'un gène déficient.
Technoscience -
Lois de la robotique d'Asimov : le Japon établit les règles.
The neurophilosopher's blog -
Brain-machine interface controls movement of prosthetic limb.
The neurophilosopher's blog -
The neuron-semiconductor interface.
The neurophilosopher's blog -
The nano-enhanced super soldier.

Illustration : un neurone de rat couplé à un transistor électrolyte-oxyde de sicilium.

vendredi, juillet 21, 2006

La vue des jardins Boboli

Florence, vue des jardins Boboli, Jean-Baptiste-Camille Corot

Dis-moi où demeurent les pensées oubliées si tu ne les appelles ?
Dis-moi où demeurent les joies d'antan, où les anciennes amours ?
Et quand se renouvelleront-elles, la nuit d'oubli passée,
De sorte que je traverse les temps et les espaces lointains et porte
Le réconfort en ce chagrin présent et cette nuit de peine ?
Où vas-tu, ô pensée ? Vers quel distant pays est ton vol ?
Si tu reviens en ce présent moment d'affliction,
Porteras tu le réconfort sur tes ailes, la rosée, le miel et le baume,
Ou le poison des déserts sauvages depuis les yeux de l'envieux ?


Extrait des "Visions des filles d'Albion", William Blake, 1793. (1)

Quand j'ai retrouvé la "Vue des Jardins Boboli à Florence" de Corot, j'en ai eu la chair de poule et le souffle coupé ; les larmes m'en venaient aux yeux. Combien de fois ai-je du suivre la silhouette tenue du moine qui disparaissait, pas à pas, en descendant les vastes degrés de la terrasse ? Combien de fois ai-je du me réjouir de l'ombre tiède des cyprès en cette après-midi finissante, accrocher mon regard aux lueurs du couchant brûlant le Dôme de Sainte-Marie-des-Fleurs et le perdre en traçant le contour lointain des collines ?

La reproduction de ce tableau était accrochée au mur crépi de blanc du salon de la maison que mes parents louaient pour nos vacances. C'était à Ajaccio, le long de la route des Iles Sanguinaires ; c'était il y a plus de vingt ans ; quelques pas plus bas, près de la mer, j'ai connu mon premier baiser. Et pourtant, il n'y a rien d'autre dans le souvenir de ce tableau que ce tableau isolé à l'intérieur d'une pièce que ma mémoire remplit seulement de vide. Aucun événement heureux ni malheureux ne lui est associé. Pourquoi alors ce bouleversement ?

Quelques jours auparavant, je n'avais pas ressenti la moindre émotion en évoquant (2) les souvenirs qui subsistaient de cette villa où je suis retourné trois années successives. Certaines pièces, comme la cuisine, me sont restées fermées. Je me rappelle surtout quatre lieux : l'allée montant vers la maison, bordée de grenadiers et de pêchers, la terrasse, le salon, la chambre où je dormais. Ces clichés figés, je ne peux me les imaginer sous un autre angle. De la villa, je suis incapable de décrire les meubles ; tout est vague, les pièces sont vides à l'exception des tables et des lits. Du jardin, je me rappelle une mare où sinuait une vieille carpe rougeâtre et un bosquet de fleurs roses et oranges. J'ai peu de souvenirs autres que visuels : je me rappelle cinq chansons que nous écoutions à la radio ou sur notre petit magnétophone ; le goût des beignets au bruccio au petit déjeuner, leur sucre qui gluait sous les doigts, la fraîcheur de la matinée avant que le soleil ne monte au dessus des pins ; le soir, le fort parfum des pêches pourrissant sur les dalles de l'allée que surveillait le vol attentif des guêpes.

D'où provient alors le pouvoir que ce tableau dispose de me tordre le coeur ? Pas de l'empreinte du tableau lui-même. C'est, je crois, de le revoir aujourd'hui et d'établir ainsi entre l'instant présent et un passé bien révolu un lien qui lui prête la force de symbole poignant de ces vacances oisives et heureuses.

Cet été, je visiterai la Toscane. Peut-être descendrai-je ces mêmes marches et, comme le petit moine, je verrai la ville étendue sous le soleil couchant depuis la terrasse des jardins Boboli.

(1) Tell me where dwell the thoughts, forgotten till thou call them forth? / Tell me where dwell the joys of old, and where the ancient loves, / And when will they renew again, and the night of oblivion past, / That I might traverse times and spaces far remote, and bring / Comforts into a present sorrow and a night of pain? / Where goest thou, O thought? To what remote land is thy flight? / If thou returnest to the present moment of affliction, / Wilt thou bring comforts on thy wings, and dews and honey and balm, / Or poison from the desert wilds, from the eyes of the envier?

(2) comme Flo le suggère dans cet article. Les dix premiers souvenirs viennent en cascade. Le rythme se ralentit jusqu'à vingt. Il faut faire un effort pour arriver à trente, plus encore à quarante. Le lendemain matin, dans mon lit, j'ai pu arriver à soixante. L'essentiel des souvenirs est un instantané fixe et flou de lieux où s'exerçait une routine quotidienne. Les personnages, les détails accessoires en sont absents. D'autres plus rares concernent un événement incongru. Les vingt derniers souvenirs sont des précisions apportées aux précédents, des sortes de zooms sur un détail correspondant à une action manuelle. Tout ceci est pauvre et corrobore l'expérience de Flo. Un point curieux : le rapport des événements sous forme de récit n'est parfois soutenu par aucun souvenir sensoriel.

mardi, juillet 18, 2006

L'art et la mémoire



Comme je lisais ces deux articles (1) traitant de l'émotion esthétique sur Mixing Memory et parce que je n'étais ni tout à fait d'accord, ni tout à fait contre, des réflexions ultérieures m'ont conduit à cette intuition sur la nature de l'oeuvre d'art : elle a la caractéristique fondamentale qu'on s'en souvient aisément. C'est sans doute une des raisons pour lesquelles les meilleurs artistes sont des artistes morts.

J'appuierai cette impression de plusieurs exemples tirés autant de l'histoire des civilisations que de la mienne propre. Les premières poésies, celles qui marquent encore fortement de leur empreinte l'humanité - et parfois pour son malheur - comme la Bible, l'Iliade, le Beowulf, le Râmâyana sont des textes qui devaient être mémorisés par le récitant. Or l'Iliade compte 15 000 vers, le Mahâbhârata pas moins de 250 000 ! En vertu de quoi les effets de style utilisés ne sont rien d'autre que mnémotechniques, comme l'utilisation de schémas structurels identiques, la répétition, la rime ou l'assonance. Les neuf Muses aussi sont filles de Mnémosyne, la Mémoire. Enfin depuis longtemps déjà je me suis rendu compte que, si j'arrivais à me souvenir presque intégralement de certaines oeuvres quand d'autres se perdaient très vite dans l'oubli, cela tenait le plus souvent à leur beauté.

Je dois apporter une précision importante. J'ai dit : la caractéristique fondamentale et non la seule caractéristique. Il m'est évident que je ne me souviens de pas grand'chose du Temps Perdu de Proust, alors que la relecture du moindre de ses paragraphes m'empreint d'une émotion intense. Je défie pareillement quiconque de se rappeler un seul passage de l'Ulysse de Joyce. Or le style baroque de ces deux auteurs - j'entends par baroque une surcharge de détails visant à produire un bruit aléatoire - tous deux ayant d'ailleurs pour objectif d'évoquer la fluctuation des phénomènes mentaux - contrarie justement la remémoration. J'opposerai donc pour l'instant le style baroque au style classique - ces deux termes dans leur vague acceptation présente s'inspirant de deux tendances contradictoires de l'histoire de l'art - sans plus d'approfondissement ; et je m'intéresserai seulement ici au rapport entre le style classique et la mémoire.

J'affirmerai donc qu'une partie de la production artistique a pour objet la remémoration. C'est particulièrement sensible dans le domaine de l'art religieux. Or comme d'une part, nous ne pouvons pas considérer la religiosité comme un trait accessoire et temporaire de l'humanité, d'autre part comme l'art présente assez fréquemment un rapport avec le mysticisme, il me semble qu'il y ait là un lien à dégager. La nécessité de se rappeler, la recherche de la pérennité du message ou de l'oeuvre ne datent pas seulement du poème « Quand vous serez bien vieille » de Ronsard et de la Renaissance. L'art, pour une grande part, qu'il soit pédagogique - comme l'essentiel des peintures du Quattrocento - qu'il soit historique ou mythique - c'est-à-dire cherchant à figer un instant clef d'une société - qu'il soit associé à une pratique religieuse exigeant de retenir une image ou un discours - comme les thangkas tibétaines ou les oeuvres dominicaines du théâtre de la mémoire - qu'il ait pour but l'immortalité éphémère de son auteur - tend à préfigurer le souvenir que l'on aura de lui.

Pour l'instant, qu'il me suffise de dire que je discerne deux processus fondamentaux dans la mémorisation : le générique et le particulier. Le générique, c'est le fait que tous les souvenirs se mixent (2) selon un modèle statistique pour obtenir en quelque sorte une moyenne : ce qui est appelé en art un canon. Cela, qui a été éprouvé dans le domaine de la reconnaissance des formes, je l'évoquais déjà dans cet article où je comparais le fonctionnement de la mémoire à celui des réseaux de neurones. Le particulier, c'est qu'une fois posé ce contexte global et flou de la médiocrité du souvenir, certains éléments précis et inhabituels s'en démarquent avec force. Ces deux principes - que l’on voit à l’œuvre dans le tableau de Corot en encart - sont indispensables à la remémoration. J'espère avoir l'occasion de revenir sur ce sujet un autre jour.

(1) Les deux articles sur Mixing Memory :
The Cognitive Science of Art: Ramachandran's 10 Principles of Art, Principles 1-3
The Cognitive Science of Art: Ramachandran's 10 Principles of Art, Principles 4-10

(2) Je suppose que l'auteur de Mixing Memory a eu conscience de cela lorsqu'il a conçu le titre de son blog.

Illustration : Souvenir de Ville d'Avray, Jean-Baptiste-Camille Corot.

lundi, juillet 17, 2006

Les aventures de Mickey Mouse dans la 8ème dimension

Un des débats majeurs de la philosophie concerne la perspective dualiste séparant le sujet de l'objet. Or ces siècles derniers, l'on a vu s'immiscer entre les deux une notion supplémentaire, la conscience, comme une paire de lunettes se glisse entre le livre et l'oeil du presbyte. Qu'est-ce que le sujet ? Qu'est-ce que l'objet ? La paire de lunettes fait-elle plutôt partie de l'un que de l'autre ? Crée-t-elle une sorte d'effet optique d'où naissent les images fantomatiques des deux ? Est-elle seulement un sophisme engendré par le contournement d'un problème insoluble ? Nous avons constaté les difficultés à définir la conscience, et voici que, appliquant la sage méthode de Descartes qui consiste à diviser un problème ardu en ses parties, nous nous heurtons à l'impossibilité de définir celles-ci, la raison, l'intelligence ou la mémoire, au point que nous avons résolu, comme il le fit lui-même il y a quatre siècles - mais nous de façon temporaire - d'abandonner de plus chercher à définir la raison et de renoncer à supposer qu'elle nous égare.

Aujourd'hui donc, nous nous intéresserons à ce qui pose de l'autre coté de la lorgnette : l'univers. Aurons-nous plus de facilité à soulever ce coté-ci de l'armoire ?

Qu'est-ce que l'univers ? J'imagine déjà mon pauvre lecteur, à demi asphyxié par la lecture du premier paragraphe, se prendre la tête entre les mains. « Oh non! » gémit-il douloureusement. Rassure-toi, lecteur, à la fin de cet article, tu ne seras pas plus avancé et c'est tout ce qu'il y avait à connaître.

L'évidence - l'évidence : il faudra que je songe un jour à tordre le cou à ce démon-là - l'évidence, disais-je, nous suggère que ce monde-ci est un ensemble d'objets matériels, parfois solides, parfois mous, d'une surface approximative de sept kilomètres sur sept, qui s'étend toutefois lorsqu'on prend la voiture. Son sol, appelé la terre, est plat. Il s'éclaire différemment en fonction de la position changeante du soleil, lequel tourne tout autour de nous, ce qui produit de jolis effets esthétiques, particulièrement le matin et le soir.

Une étude plus approfondie nous révèle enfin que, sur ce sol, nous pouvons nous mouvoir à volonté de droite à gauche, d'avant en arrière et sauter en l'air sur une distance d'environ un mètre. A ces trois dimensions de l'espace, on pourra ajouter celle du temps ; mais lui se déplace sans nous demander notre avis.

Cette vision efficace des choses n'est cependant pas partagée par les astronomes, qui sont bien plus savants que nous. Pour eux, il n'y a plus de matière que de beurre en broche. Nous sommes constitués d'un ensemble de symboles mathématiques, un agencement comparable à des fibres vibrantes, aux cordes d'un violon. De même que celles-ci, lorsqu'elles sont touchées par l'archet, émettent les notes de musique, de la même façon les cordes de l'univers s'agitent et leurs différents motifs suggèrent chacune des particules fondamentales. Les atomes ressemblent donc moins à des petits pois ronds et secs qu'aux notes d'une partition. En elle-même, cette description est déjà suffisamment fantastique. Où la chose se complique, c'est lorsqu'on apprend que l'orchestre des sphères ne joue pas dans un opéra à trois ou quatre dimensions mais dix, onze ou douze, selon les auteurs.

Quelles sont alors ces dimensions surnuméraires et imperceptibles ? L'un affirme la présence d'une dimension supplémentaire d'espace qui nous serait inconnue. L'autre soutient, comme le poète Novalis, qu'il existe une seconde dimension de temps. De ces théories extraordinaires, laquelle est la bonne ? Cette question ne se pose peut-être même pas car le fameux astrophysicien Stephen Hawking est sur le point de publier, avec Thomas Hertog du Centre Européen de Recherche Nucléaire, un article étonnant : ils avancent que l'Univers n'a pas eu un commencement unique. Il aurait pu naître à la fois de toutes les façons imaginables - et peut-être d'autres qui ne le sont pas - et nous devrions le décrire comme la superposition de cet ensemble de possibles.

Tout cela nous montre qu'il est, dans la supposition même que cela soit faisable, aussi ardu de définir la conscience que ce qu'elle observe. Encore n'ai je pas parlé de la théorie la plus surprenante à mon avis. Prenant l'option inverse de cette débauche de dimensions, elle postule qu'une des trois directions de l'espace est illusoire. La gravité, absente de ce monde, ne serait que la conséquence chimérique de cette troisième dimension imaginaire. Nous serions plats et sans poids. Comme Mickey Mouse, nous nous déplacerions dans un univers de cartoon sans nous en apercevoir.

Sources :
PhysOrg - Scientists Predict How to Detect a Fourth Dimension of Space.
Techno Science - Théorie: Stephen Hawking réécrit la cosmologie... à l'envers.
Wikipedia - Théorie des cordes.

Illustration : Mickey Mouse, Howard Finster, 1980.

lundi, juillet 10, 2006

Voyage au coeur de la métaphore



Puisque l'occasion m'en est fournie par les précédents articles, je développerai un exposé commencé il y a neuf mois.

Comme je le disais alors, notre compréhension du monde, notre faculté de dériver d'une expérience ancienne les fondements nécessaires à l'appréhension d'une nouvelle et de produire ainsi une représentation plus complexe découle essentiellement de la métaphore. Elle n’est pas un charmant artifice de rhétorique inventé par les poètes mais un des principes structurant notre raisonnement et par conséquent notre vision de l'univers.

Dans certains domaines, il est impossible d'établir une classification sans recourir à elle. L'oenologue, pour définir les qualités ou les défauts d'un vin, le compare à l'être humain ; il utilise des termes comme robe, corps, jambe, charnu, charpenté, gaillard, maigre ou opulent.

Le langage scientifique est nécessairement métaphorique car c'est le seul moyen d'agencer des vues abstraites ; et la mathématique, sur laquelle toutes les autres sciences sont fondées, est considérée - à fort juste titre, je trouve - par le mathématicien Bronowski comme « la plus colossale des métaphores imaginables ». On ne peut d'ailleurs que s'étonner de son succès.

Il serait sans doute prématuré, dans l'état actuel de nos connaissances, de vouloir circonscrire l'activité métaphorique à une zone donnée du cerveau. Toutefois, plusieurs expériences menées l'année dernière par le Pr Ramachandran de l'Université de Californie à San Diego ont mis en relief le rôle du gyrus angulaire. Situé à la jonction des lobes temporal, pariétal et occipital, soit à proximité de zones spécialisées dans le traitement de la vue, du toucher et de l'ouïe, il effectuerait la synthèse des impressions sensorielles afin de construire une perception évoluée et, selon les dires du professeur, « contribuerait fortement à [...] la pensée métaphorique et aux autres formes de pensée abstraite ».

Ces expériences montrent que des patients présentant une lésion au niveau du gyrus angulaire gauche interprètent les métaphores au pied de la lettre, sans parvenir à saisir le sens de l'image (1) ; ils échoueront aussi au test Kiki et Bouba, contrairement à 95% de la population. Ils ne peuvent associer spontanément deux sensations- ce que l'on appelle synesthésie - ni relier deux termes en établissant un parallèle entre leurs champs sémantiques respectifs - le rôle de la métaphore. Il leur est donc impossible de se transporter d'un plan à un autre - car c'est le sens du verbe grec metaphorein : transporter, porter au delà. Et puisque nous parlons de la faculté d'atteindre d'autres plans, il semble que, singulièrement, cette propriété de la métaphore soit à prendre au pied de la lettre...

Il existe en effet un domaine sans rapport évident avec le langage où l'on peut avoir l'impression d'être transporté dans d'autres niveaux de réalité : je veux parler de ces rêves lucides durant lesquels on flotte au dessus de son corps endormi. Ces expériences de "dédoublement", aussi vieilles que le chamanisme, sont sans doute à l'origine de l'idée de l'âme (2) et de monde spirituels juxtaposés au monde des hommes. Or, il y a quelques années, une équipe de chercheurs suisses provoqua involontairement une telle expérience chez sa patiente : après avoir éprouvé des sensations de chute ou de balancement, elle se vit de dessus allongée dans son lit. Quel rapport, me direz-vous, entre ce changement de plan visuel et celui, purement conceptuel, de la métaphore ? Eh bien c'est qu'ils avaient stimulé, justement, le centre de cette dernière, le gyrus angulaire. (3)

J'avance l'hypothèse que la métaphore n'est pas « purement conceptuelle » mais qu'elle associe, de même que la synesthésie, des qualités de l'environnement sensible. Si cela s'avérait, il serait justifié d'envisager le rêve lucide comme l'exploration d'un monde concret, celui de la métaphore. Et de même que le mathématicien ne privilégie pas la racine réelle sur la racine imaginaire du nombre complexe, il nous faudrait considérer ce monde comme aussi vrai que la réalité.

(1) Par exemple, ils comprendront par « tout ce qui brille n'est pas or » le fait que la prudence est de mise lors d'achats d'orfèvrerie.

(2) Au IIème siècle avant J.C., le philosophe Lucien affirmait que l'âme d'Hermotime de Clazomène « quittait son corps, voyageait toute seule, puis revenait et l'occupait de nouveau ».

(3) Le gyrus angulaire droit. C'est une des rares parties du cerveau droit à être impliquée dans des fonctions relatives au langage, très probablement dans les métaphores spatiales.

Sources:
Scientific American - Brain Region Linked to Metaphor Comprehension.
New Scientist - Brain probe triggers out-of-body experiences.

Illustration : Pieta, William Blake

jeudi, juillet 06, 2006

Sémantique spectrale et métaphore

Le Grand Dragon Rouge et la femme vêtue de soleil, William BlakeLa sémantique spectrale est une discipline ardue, mise à l'honneur par le Pr Ramir Ambrosius Cocnescu, satrape de Pataphysique au syndicat des mineurs du bassin houiller de Vulkán, en Transylvanie subcarpathique. Elle étudie essentiellement le rôle de la métaphore en tant que bijection entre divers ensembles de mots associés, les "spectres sémantiques", et son origine dans la partie du cerveau dénommée gyrus angulaire. La métaphore, c'est-à-dire l'acte mental permettant de passer d'un code à un autre, génère du sens, de la compréhension et, étonnamment, de la motivation. Tout cela est assez compliqué. Je n'y ai pas compris grand'chose moi-même, aussi vous conseillé-je de contacter le professeur pour plus de détail.

D'autres chercheurs également réputés sont arrivés à des conclusions similaires : pour George Lakoff, « notre système conceptuel ordinaire, qui nous sert à penser et à agir, est de nature fondamentalement métaphorique. » Pour Claude Lévi-Strauss, les symboles enchaînés sur la trame d’un récit constituent un système de signes dont les éléments sont solidaires ( ce qui est appelé plus haut un "spectre sémantique" ) ; la même structure peut fonder des mythes différents selon le code choisi ( cosmologique, culinaire, social, etc. ) et il existe des transformations permettant de passer de l'un à l'autre. Là encore, je vous renvoie aux 2000 pages de la série Mythologiques pour de plus fines explications.

Néanmoins, quelques illustrations bien choisies valant mieux qu'un long discours, je vous propose les trois exemples suivants :

On trouve communément de telles relations entre les spectres sémantiques temporel et spatial : ainsi, le futur est le plus souvent associé à la notion de "devant" et le passé situé "derrière". Cette appréciation dépend toutefois de la culture. Les langages des Aymara du Pérou et des Toba de Bolivie inversent ces notions respectives. En Aymara, le mot "passé" est appelé nayra timpu, "le temps devant l'oeil", et "demain" q’ipi uru, "le jour dans mon dos" car ils estiment que, s'il est possible de voir le passé, le futur reste hors du champ de perception.

Un autre exemple fameux est la psychanalyse freudienne qui utilise effectivement de telles fonctions de transformation ; et il ne m'étonnerait pas outre mesure qu'elle soit capable de changer les "1000 recettes de Tante Marie" en Kama Sutra incestueux. Cet exemple est particulièrement intéressant puisqu'il montre que la métaphore, baptisée dans ce cas "interprétation analytique", dégage un sens. Du moins est-il vivement perçu par les tenants de cette discipline.

Un dernier exemple (1) est fourni dans l'article précédent. Les deux propositions cohérentes mais supposées contradictoires : "son psychisme devait, etc." et "il ne pouvait manquer que l'esprit errant de la défunte, etc." sont construites sur le même modèle ; ce que l'on verra mieux si je les exprime de cette façon :

« Son psychisme devait, de toutes façons, après la phase de déni succédant à la séparation des deux amants, quitter le monde des souvenirs pour rejoindre le monde de la réalité. »

« L'esprit de la défunte devait, fatalement, après le trouble succédant à la séparation de l'âme et du corps, quitter le monde matériel pour rejoindre le monde éthéré. »

Comme je le disais plus bas, seul le choix du code et la perspective diffèrent. Le vocabulaire de la première phrase est de type psychologique ; celui de la seconde, de type religieux. Le point de vue est curieusement inversé puisque l'un prend pour référence la personne vivante, l'autre la personne décédée, ce qui produit un effet de miroir entre monde réel et monde virtuel. Cette inversion se manifeste aussi dans la nuance péjorative qui ne s'applique pas au même objet - le monde virtuel des souvenirs ou le monde réel de la matière.

Ce dernier exemple met en relief plusieurs points qui me semblent intéressants : il montre le fonctionnement de l'interprétation et son inanité car chacun des jugements se reflète l'un l'autre ; seule une croyance plus forte dans l'un des deux points de vue permet à une perspective de l'emporter et de supposer qu'une phrase interprète sa concurrente. Il montre aussi que l'absence de croyance est une impossibilité : l'exposé à connotation psychologique est le parallèle exact de l'exposé à connotation religieuse. Tous deux sont aussi viables dans leurs systèmes de représentation respectifs. L'inverse d'une croyance n'est pas une absence de croyance, c'est seulement une croyance de valeur opposée.

Illustration : Le Grand Dragon Rouge et la Femme vêtue de Soleil, William Blake.

(1) On trouvera une application supplémentaire de la sémantique spectrale dans cette petite BD de Aka sur la métaphore.

mardi, juillet 04, 2006

Sémantique spectrale

Je profiterai d'une tragique anecdote, lue aujourd'hui sur un forum de rêves lucides, pour montrer comment deux représentations différentes du monde, apparemment l'antithèse l'une de l'autre, peuvent se rejoindre dans leur conclusion et être également cohérentes.

Un jeune homme tendre et poète aimait une jeune fille comme la prunelle de ses yeux. Ce bas monde se plaît à blesser les êtres sensibles : elle disparut lors un accident. Le jeune homme prit la résolution romantique de pratiquer le rêve lucide afin de la retrouver au pays des songes ; et il y parvint ! Durant plusieurs mois, il rencontra ainsi sa bien-aimée. Mais une nuit, la jeune fille lui annonça une triste nouvelle : il devait la laisser s'en aller. De fait, il ne la revit plus jamais.

Un triste sire, un pisse-vinaigre, pourrait se féliciter de réduire cette jolie histoire à une prétendue explication rationnelle : la jeune fille entrevue en rêve était façonnée des seuls souvenirs de son amant ; son inconscient lui demanda, par le truchement d'une rencontre imaginaire, de laisser le travail de deuil s'accomplir ; son psychisme devait, de toutes façons, surmonter la phase de déni conséquente à leur séparation soudaine, quitter le monde des souvenirs et accepter de nouveau celui de la réalité.

Le spirite, lui, lira immanquablement le signe obscur de quelque funèbre intervention spectrale. Ces conversations au travers des fissures ténébreuses du mur de la mort le conforteront dans ses vues superstitieuses : il ne pouvait manquer que l'esprit errant de la défunte, après un laps de temps plus ou moins long, et une fois fini le trouble succédant à la dissolution du lien unissant l'âme au corps, abandonne le monde matériel pour être accueilli dans les sphères éthérées.

Personnellement, je ne vois aucune différence fondamentale - si ce n'est le choix du vocabulaire et l'inversion de la perspective - entre ces deux bavasseries.

Illustration : Vitrail, par Odilon Redon

lundi, juillet 03, 2006

Les Contes de Terremer

Comme je l'escomptais depuis un certain temps, les "Contes de Terremer", film d'animation de Miyazaki, devraient sortir dans les salles françaises en Janvier 2007. Hélas, je me vois désolé de ne pouvoir surseoir plus longtemps à la fort désagréable obligation de tempérer quelque peu votre enthousiasme : si le réalisateur s'appelle bien Miyazaki, il ne s'agit pas du célèbre Hayao mais de son fils, Goro.

Le tournage fut très rapide : neuf mois contre dix-sept pour Chihiro ou le Château Ambulant. En vérité, il s'engagea sous les plus mauvais auspices : Papa Miyazaki, lorsque le producteur Toshio Suzuki lui apprit que Fiston aller réaliser le film, eut cette fulgurante sentence : « Vous êtes fou. Il ne sait pas dessiner. » Il y avait en effet de quoi être surpris : paysagiste urbain puis conservateur du Musée Ghibli, Goro n'avait jamais participé à une animation. Cependant, aux dires de Mr Suzuki, Hayao Miyazaki est l'un de ces affreux maniaques qui terrorisent leur équipe. Cela l'orienta vers le choix de son fils, selon lui l'unique être au monde apte à ne pas attraper, en présence du tyran, un ulcère au duodénum.

L'obtention des droits d'auteur donna elle aussi lieu à quelques scènes truculentes : pour commencer, Toshio Suzuki essaya de faire passer Hayao, le seul à connaître à fond l'oeuvre d'Ursula Le Guin, pour Goro. Mais l'écrivain ne se laissa pas prendre à ce piège idiot et la discussion démarra sur un mauvais pied. Déjà mortellement déçue par l'adaptation qu'avait fait de Terremer une chaîne américaine, Ursula Le Guin ne faisait confiance qu'en Hayao. Lui, qui n'avait plus pour intention de réaliser le film, affirmait solennellement assumer la totale responsabilité du script : il n'hésiterait pas à tout arrêter s'il le trouvait mauvais. Comme elle lui demandait donc ce qu'elle devait comprendre par : assumer la responsabilité du travail de son fils, cette question, toute simple dans une bouche américaine, s'avéra particulièrement effroyable dans une oreille japonaise. Effondré, Hayao Miyazaki se tourna vers son producteur : « Qu'ai-je dit de mal ? » Toshio Suzuki jugea bon de traduire la question de Mme Le Guin en termes plus appropriés : par assumer la responsabilité, entendait-il être le producteur du film ? Ce à quoi Hayao répondit vertement qu'il ne comptait pas se déshonorer en couvrant le nom de son fils par le sien (1). Aussitôt Théo, le fils d'Ursula et un fin connaisseur des subtilités nippones, jugea opportun de rappeler à tout le monde qu'il était l'heure de déjeuner. Au retour, et encore à sa suggestion, Ursula Le Guin prit la main de Miyazaki et lui assura vivement qu'elle cèderait les droits de l'oeuvre à son fils. Profondément touché, Miyazaki fondit en larmes comme une Madeleine.

Après cet intermède mélodramatique, revenons-en au film. Comme je le supposais, il s'inspire du tome troisième et aussi du premier. On peut voir la bande annonce japonaise ici. Néanmoins une question reste en suspens : à quel titre le nom d'Hayao Miyazaki figurera-t-il dans le générique ? Mr Suzuki propose avec humour la solution suivante :

Goro Miyazaki : réalisateur.
Hayao Miyazaki : père.

(1) Ne lisant pas le japonais, je ne suis pas très sûr de cette traduction. Si quelqu'un se le sent, l'interview originale est . ;)