mardi, décembre 05, 2006

Trois Muses et un enterrement

Elles sont trois Muses, trois soeurs se tenant par la main. L'aînée, la plus sage, penche son visage grave et pensif qui rappelle les jardins aimés autrefois ; c'est elle que l'on appelle le soir venu et qui paisiblement, quand l'auteur s'assoupit sur le texte, prend la plume à sa place et jette ces mots qu'il aura oublié au matin. La cadette, la plus riante et la plus folle, une bacchante celle-là, lui sert le vin qui l'enivre et lui donne l'étrange hallucination d'un sens et d'une importance aux feuillets envolés dans le vent. La benjamine, la plus douce mais aussi la plus effacée, relit les mots sur son épaule et chuchote à son oreille de discrets encouragements.

Deux d'entre elles m'ont quitté. La première, la Muse de l'auteur, comme les fleurs, ne s'épanouit pas sur les laves. La seconde, celle qui inspira la naissance de ce blog et en confirme aujourd'hui la disparition, s'est retirée dans un château de verre dont, tel un personnage de Kafka, je n'ai même plus le courage de demander la clef. Reste seule la troisième, la lectrice, l'unique personne qui découvrit ce blog par hasard et qui, sans qu'elle eût connu par avance l'auteur ni que rien ne l'ait prévenu favorablement pour lui, resta fidèle.

Je remercie mes trois Muses pour leur soutien constant durant ces quatorze mois et les convie solennellement à l'enterrement de ce blog. De profundis blogibus, tra la la la la, etc. - comme dit à peu près le poète.

vendredi, novembre 24, 2006

Dado, fruits et légumes

Vous avez toujours cru que 1 + 1 = 2 ? Quelle approximation ! Grâce à Dado, vous n'allez peut-être pas apprendre à mieux compter mais au moins vous désapprendrez à compter aussi mal.

Admettre que 1 + 1 = 2 est de coutume chez nous et c'est une bonne chose. Néanmoins, au pays de l'Informatique, tout habitant vous assurera avec le plus grand sérieux que 1 + 1 = 10 car il compte en binaire. Comme ce faisant, il ne songe pas à autre chose que vous, cela n'est pas si important en fin de compte...

Là où la chose se complique étrangement, c'est lorsque, tout fier de ce que vous avez appris au cours préparatoire, vous vous rendez chez votre marchand de primeurs et lui demandez avec assurance : "donnez-moi ces deux belles carottes, s'il vous plaît !" Par chance, il se trouve qu'un marchand de primeurs est rarement un très bon logicien. Il vous fournira donc ce que vous espériez obtenir. Mais si vous voulez éviter toute forme de désagrément, jamais, au grand jamais, n'entrez à l'enseigne "Dado, fruits et légumes" (1) !

En effet, dans cette boutique blanche et carrée, le gérant vous répondra l'air agacé qu'il lui semble à peu près impossible que deux carottes existent. Eventuellement une carotte ; puis une autre carotte. Mais pas deux à la fois. Devant votre air stupéfait, il vous demandera s'il vous semble possible d'additionner une tasse à café et un tournevis ; et comme vous devriez lui répondre non, j'imagine, il vous expliquera que c'est pareil pour les carottes : ce sont des objets différents, il est donc impossible de les additionner. L'une est plus grosse, l'autre plus rabougrie, elles n'ont exactement pas la même couleur, certainement pas la même forme. C'est par un intolérable flou artistique qu'elles sont désignées par le même terme.

Peut-être, levé ce matin de bonne humeur car sa femme n'avait pas la migraine, condescendra-t-il à vous concéder que, s'il ne peut toutefois se résoudre à additionner les objets que cette appellation désigne, il lui semble possible d'additionner le nom même de "carotte". Mais il ne vend pas de noms ; il vous faudra vous rendre dans un autre magasin, situé à l'autre bout de la ville.

Faut-il le préciser, la franchise "Dado, fruits et légumes" n'eut pas un franc succès. Elle a quasiment disparu de nos jours.

(1) Déjà, il refusera tout net de vous les donner : il les vend.

mardi, novembre 21, 2006

Blogger bêta

J'ai eu le malheur de passer de l'ancienne version de Blogger vers la nouvelle version bêta. J'ai trouvé un avantage : les images s'insèrent plus rapidement et le blog est immédiatement publié.

Par contre, parmi les différentes régressions, il y a :

- l'apparition agaçante d'un pop-up de sécurité lorsqu'on rédige un commentaire ;
- le retour de la vérification des lettres chaque fois que je veux voir l'aperçu de celui-ci ;
- je dois entrer systématiquement un nom d'utilisateur plutôt long ( puisqu'il s'agit maintenant d'une adresse mail ) chaque fois que je veux me loguer sous l'atelier d'édition car les cookies de Blogger ne sont plus acceptés (1) ;
- l'atelier d'édition, qui resta quelques jours en français, est maintenant écrit à moitié en anglais ;
- et surtout, surtout, je viens de me rendre compte que j'ai perdu mon fil RSS. J'ai pensé que l'ancien fil Feedburner entrait en conflit avec les nouveaux que Blogger insére maintenant dans le modèle et je viens de le supprimer (2). Mais ça ne marche toujours pas. J'espère que j'arriverai rapidement à résoudre ce problème.

Bien sûr, il est impossible de faire machine arrière. S'il y a donc bêta, ce n'est sans doute pas la nouvelle version mais moi pour avoir voulu y passer.

(1) Contrairement aux autres cookies de forum et sites dont je suis membre.
(2) Finalement, je l'ai remis et en s'abonnant directement avec le fil dans la petite icône, ça a l'air de remarcher...

Fiabilité de la compréhension

Je profiterai des réponses à l'article précédent pour ouvrir une petite parenthèse à l'intérieur de l'exposé du point de vue d'Umberto Eco (1).

Je tenais à signaler dans ces lignes une idée qui me semble particulièrement importante pour la suite de ma présentation : une des illusions les plus remarquablement ancrées est celle de la fiabilité de la compréhension. S'il est évident à tout un chacun, par expérience, qu'autrui puisse comprendre de travers, il mettra rarement - pour ne pas dire jamais - en doute sa propre compréhension des choses ; et surtout lorsqu'elle vient juste de se produire : car c'est justement le déclic de la compréhension qui lui assure qu'une vérité vient de lui être révélée. Il lui semble que pour lui même, la compréhension est fondamentalement fiable, qu'il ne s'agit même pas d'un mécanisme mais d'une sorte de don mystérieux faisant partie de la nature extérieure du monde et qu'une fois la chose comprise, sa véracité est définitivement assurée. L'ordre est apparu sous la confusion, le secret est devenu évidence, l'obscur est devenu lumière ; il en éprouve une telle satisfaction qu'il est hors de question de remettre la nouvelle conviction en doute, encore moins le phénomène qui l'a engendrée (2).

C'est ainsi qu'on aura peut-être remarqué que l'interprétation de l'article de Flo, une fois formulée, semble plus satisfaisante que le contenu initial ; qu'elle en devient tellement évidente qu'on se demande pourquoi on ne l'avait pas vue avant ; qu'elle remplace complètement la signification d'origine, laquelle passe alors pour une métaphore poétique quand c'est justement l'explication fausse qui est la métaphore du véritable contenu ; et qu'une fois cette compréhension opérée, il est difficile de l'effacer et de revenir en arrière.

Celui qui se confronte quotidiennement à l'exposition de ses idées se rend vite compte de ce problème. Ce qu'il croyait avoir compris, ce qui lui semblait clair et limpide devient singulièrement opaque et touffu au moment de l'expliquer. De nombreuses objections sont toujours possibles selon la perspective choisie. Il découvre que certaines de ses démonstrations reposent exclusivement sur des convictions sans fondement dans son expérience. Il aperçoit des lacunes dans son raisonnement ; certains arguments scintillent de l'éclat de faux or du sophisme mais il ne peut mettre exactement le doigt sur l'origine de ce mirage. En bref, il avait le fantasme qu'il comprenait bien mieux les choses que ce n'est le cas en réalité : les nécessités de l'explication se chargent de le détromper.

La plupart du temps, nous ne nous confrontons jamais aux contraintes d'expliquer les choses ni de mettre notre vue d'elles en pratique ; ainsi nous restons convaincus que notre compréhension est sans faille. Dans de nombreux articles, j'ai cherché à mettre en valeur ce phénomène : certaines notions communes, tellement évidentes tant que nous ne cherchons pas à les clarifier, comme la raison, l'intelligence, la conscience, le libre-arbitre, la mémoire, l'impression de réalité même ne résistent pas à une tentative d'approfondissement. En vérité, personne ne s'accorde sur ce que c'est et, comme l'horizon, leur définition semble s'éloigner au fur et à mesure qu'on s'en approche.

Mais nous avons l'impression de les comprendre, ces notions ; mieux, de les avoir toujours sues de manière naturelle. Nous rêvons que nous sommes des spécialistes de la vie et du monde, que les explications que nous fournirions seraient profondes, que notre aperçu couvrirait le moindre détail. Cette profondeur illusoire se dissipe comme celle d'un ruisseau quand, trompés par les reflets changeants de sa surface, nous plongeons le pied dans l'eau et ne rencontrons pas la profondeur que nous avions escomptée. C'est que nous ne nous sommes pas penchés sur notre compréhension ; nous n'avons pas cherché à savoir d'où nous venaient ces convictions et cette assurance.

Tout ceci pourrait encore sembler des paroles en l'air, aussi je vous renvoie à cette très récente et intéressante expérience de neurobiologie sur l'illusion de la profondeur explicative (3).

(1) Coïncidence. Je vois qu'ingirum vient de publier une critique de son dernier roman.
(2) Il semble que le phénomène de la compréhension soit associé dans le cerveau au circuit de la récompense ; c'est sans doute inné, dans le but d'accélérer l'apprentissage du réseau neuronal, mais c'est sans doute aussi renforcé par notre système d'éducation. Ainsi on peut devenir dépendant à la compréhension, quelque soit son contenu et la véracité de celui-ci, car elle provoque un plaisir.
(3) Pour ceux qui ne parlent pas anglais, en voilà le résumé succinct : on demande aux participants d'évaluer a priori leur compréhension d'un problème ou d'un mécanisme. Ils ont bonne opinion d'eux. On leur demande alors de l'expliquer. Une fois l'explication faite, on leur redemande d'estimer leur compréhension : cette nouvelle évaluation chute drastiquement, car ils se rendent compte enfin qu'ils n'avaient pas compris grand'chose. Pour illustrer l'article, l'auteur prend deux exemples amusants : le parent auquel son enfant pose une question et qui, après un premier sentiment de fierté car il se prépare à éclaircir le monde, se rend compte soudain qu'il ne sait pas vraiment y répondre et bafouille quelques approximations mal ficelées ; le scientifique qui traite d'un domaine hors de sa prédilection, persuadé que son statut de savant le rend omniscient, et dont la thèse est aux yeux des spécialistes un tissu d'âneries.

lundi, novembre 20, 2006

Interprétations, soupçons et perroquets

Les Limites de l'interprétation d'Umberto Eco réunit plusieurs articles rédigés vers la fin des années 80. Cet ouvrage s'oppose à certaines théories linguistiques fort à la mode à cette époque, tel le déconstructivisme de Jacques Derrida, selon lesquelles l'intention du lecteur prime sur celle de l'auteur, oubliée car elle est supposée inconnue ; ces théories voient seulement dans le texte un "pique nique où l'auteur n'amène que les mots", un "univers ouvert où l'interprète peut découvrir d'infinies connexions" et l’autorisent, en fonction de l'oeil qui le lit, à revêtir des milliers de sens tous également bons - ou autrement dit n'en revêtir aucun (1).

A cela, Umberto Eco oppose le bon sens et la mesure. Pour prendre un exemple dans l’actualité bloguesque récente, un lecteur saisi de délire d'interprétation pourrait supposer que, dans cet article de flopinette, il existe un second sens caché ; et qu'il faudrait remplacer "perroquets" par "humains qui répètent sans comprendre", "choses sucrées" par "phrases agréables à l'oreille" et "choses trop froides" par "l'expression trop glaciale de la vérité". Sa défiance déduirait de la suite que flo se livre à une curieuse expérimentation animale dont il est le cobaye malheureux (2). Toutefois Umberto Eco objecterait qu'avant de se pencher sur l'énigme, le lecteur aura du comprendre d'abord le sens littéral ; mais qu'il l'aura rejeté comme insuffisant. Ainsi toutes les interprétations ultérieures prendront pour parti de négliger l'intention la plus évidente de l'auteur, celle de relater une courte anecdote où il est question de nourriture pour oiseaux, dont la compréhension est fondée sur le bon sens, pour la remplacer par l'intention du lecteur soupçonneux.

Même si l'article avait été composé d'une série aléatoire de lettres et de chiffres, c'est le bon sens qui aurait affirmé : "cela ne veut rien dire !" ; c'est le syndrome du soupçon qui aurait cherché un code et une signification dissimulée.

Umberto Eco s'attache alors à montrer qu'il existe deux modèles d'interprétation différents reposant sur deux modes de pensée distincts : l'un s'appuie sur le bon sens et la recherche d'une signification économique et minimale ; l'autre sur un fonctionnement analogique très lâche, assisté d'une quelconque méthode obsessionnelle, qui n'est autre que la pensée magique - ce qu'il appelle la pensée hermétique ; et que le déconstructivisme, entre autres, n'est qu'une survivance de cette dernière. On adhère aisément à son raisonnement sensé et l'on admet vite cette distinction engageante et, disons le bien, rassurante.

Mais où le lecteur d'Umberto Eco commence à développer de paranoïaques suspicions sur l'efficacité de cette différenciation, c'est lorsqu'il constate que des noms comme Bachelard, Lévi-Strauss, Barthes ou Todorov sont associés à la pensée hermétique (3). Il se met alors à se demander quand Umberto Eco lui-même leur sera adjoint et s'il existe finalement un autre modèle d'interprétation que cette pensée hermétique là.

(1) Il est surtout question ici du chapitre "Deux modèles d'interprétation".
(2) Qui plus est, on notera le phénomène curieux qui fait qu'une fois la nouvelle explication imposée, elle paraît plus économique et satisfaisante que l'interprétation simple. C'est à rapprocher de ce que je disais dans l'article
"Le déclic de la compréhension".
(3) On s'étonnera moins de trouver les noms de Spengler, Nietzsche, Chomsky, Greimas et Deleuze.

dimanche, novembre 19, 2006

Le Pendule de Foucault

Le Pendule de Foucault, de l'écrivain, sémiologue et linguiste Umberto Eco, est un best-seller qu'on ne présente plus. Il n'est donc pas question ici de faire la critique de ce roman déjà ancien ( 1988 ), encore moins d'en raconter toute l'histoire. Mais j'utiliserai les premiers chapitres dans le but d'introduire mon sujet.

Trois compères désabusés, cyniques et clownesques, Causabon, Belbo et Diotallevi travaillent de concert aux éditions Garamond. Cette maison est loin d'être honnête : le même bureau s'accède soit depuis la vitrine principale - sur un boulevard fréquenté, elle présente une maison d'édition sérieuse spécialisée dans les publications scientifiques pour étudiants - soit d'une autre façade, située dans une rue borgne - c'est alors une presse de littérature ésotérique. Les illuminés, les farfelus, les maniaques, tout ceux qui ont trouvé solution à l'énigme de l'univers, sont encouragés à publier à compte d'auteur des ouvrages qui ne seront jamais diffusés. On les convie de temps à temps à de petites réceptions afin de conforter le sentiment de leur importance. Garamond Press tire la majeure partie de son bénéfice de cette escroquerie.

L'affaire se corse véritablement lorsqu'un de ces foldingues propose à Garamond la révélation du Plan secret des Templiers. Il souhaite publier rapidement sa découverte car il se sent menacé de mort. Or il n'apportera jamais le texte ; il décède dans la semaine qui suit. Nos bien peu charitables coquins tournent l'histoire en ridicule : si sa mort était bien la preuve qu'il a découvert le secret ultime ? C'est bientôt le sujet d'une plaisanterie récurrente : chacun s'efforce d'apporter des éléments au puzzle et de reconstituer l'énigme bien étrange dont le paranoïaque avait eu l'intuition.

Très rapidement, nos amis se prennent au jeu ; leur obstination devient contagieuse ; plus aucun fait ne leur semble innocent ; bien au contraire, le soupçon enrichit leurs découvertes de coïncidences significatives. Il leur semble en fin de compte que l'ensemble puisse s'agencer en un plan cosmique : il expliquerait tout événement curieux du passé et démasquerait une antique conspiration. Pire, le complot serait toujours actif. C'est alors qu'eux-mêmes commencent à se sentir menacés...

Malheureusement le Pendule n'est pas vraiment un thriller. D'autant que je me souvienne, l'intrigue est souvent interrompue par de longues digressions historiques et encyclopédiques. Comme pour la plupart des histoires fantastiques fondées sur un indicible secret, la fin n'est pas à la hauteur du commencement. Par contre, ce qui est véritablement remarquable, c'est la manière dont Umberto Eco a montré combien le "Plan" pouvait sembler irrésistible, combien ses engrenages se mettaient en oeuvre de manière irréversible et implacable, alors que le lecteur, tout comme les trois héros, est parfaitement au courant qu'il est faux. A l'époque où j'avais lu l'ouvrage, il m'avait semblé que l'auteur avait voulu décrire l'évolution du processus de la pensée paranoïaque, démonter les mécanismes de son fonctionnement puis les reconstruire de l'intérieur de manière à piéger le lecteur et ses personnages. C'est d'une certaine manière ce à quoi s'attache tout écrivain de littérature fantastique. Mais ici les rouages sont à nu et le principe est beaucoup plus évident.

Cette impression m'a été confirmée récemment par la lecture de son ouvrage de sémiotique "Les Limites de l'interprétation". Dans des chapitres aux titres aussi révélateurs que "Secret et complot", "L'aventure hermétique", "Soupçons et gaspillage interprétatif", on se rend compte que le Pendule n'est rien d'autre que l'illustration littéraire des thèses qu'il développe à l'intention des spécialistes, et dont j'essaierai bientôt de rapporter ce que j'en ai compris.

vendredi, novembre 17, 2006

Croyance et souffrance

Rétable d'Issenheim par Mathias GrünewaldDes idées que j'ai présentées hier, sous la forme immédiate d'intuitions, pas encore complètement structurées, je pense qu'elles sont un peu bancales : les rôles précis que jouent la part conceptuelle et la part émotionnelle de la croyance - cette dernière étant une découverte récente pour moi - ne me sont pas encore clairs (1). Je remarquerais aussi que le terme croyance, tel que je l'utilise, porte les germes d'une confusion, autant pour le lecteur que pour moi-même, puisque je m'en sers à la fois pour désigner les croyances isolées et les systèmes complets.

Flopinette me demande en commentaire de l'article précédent si j'estime qu'il existerait des croyances ne débouchant pas sur une souffrance. Elle pose aussi, de manière subsidiaire, une question que je traiterai plus loin. Pour les aborder, je dois d'abord développer mon point de vue actuel :

- soit l'émotion seule donne le ton de la croyance ; auquel cas la part conceptuelle serait un épiphénomène sans importance qui ne modifierait pas l'émotion ; mais elle servirait à l'entretenir ( par identification du sujet avec le sentiment éprouvé et par sa différentiation avec l'objet de celui-ci ). Les croyances seraient alors sans effet sur la souffrance puisque c'est elle, la souffrance ( la tristesse, l'angoisse, la peur ) qui les orchestrerait comme un chef de chorale dirige les voix des chanteurs sur une mélodie ;
- soit la croyance est un masque de l'émotion : elle viserait à diminuer son effet ( lequel serait cependant toujours présent mais en sous-main ) en obnubilant l'esprit sur des détails sans importance. Alors dès que le système de croyances montre des failles ( ce qui s'avèrera toujours ), l'émotion primaire resurgit avec sa violence initiale (2) ;
- soit il peut y avoir un effet de feedback : le contenu conceptuel de la croyance pourrait modifier la substance même de l'émotion et transformerait la souffrance en plaisir. Cet étrange sadomasochisme expliquerait le point commun des grands systèmes de croyances qu'est la notion de sacrifice humain : on la retrouve toujours, bien que parfois sous les plus pauvres déguisements.

En vérité, je pense que les trois sont entremêlés.

Maintenant, en supposant que mes hypothèses sont bonnes et que je poursuis logiquement mon raisonnement, je répondrais à la question initiale comme suit : s'il existe des croyances ne débouchant pas sur la souffrance, elles impliquent le sacrifice humain. Cette conclusion particulièrement surprenante, dans l'éventualité où elle serait fausse ou très exagérée, servira au moins d'illustration à mon article où je soutiens qu'on peut vite aboutir à des systèmes de croyances monstrueux (3).

Flopinette pose aussi une autre question : "pourquoi veut-on souffrir ?" Cette interrogation ne semble tenir que par la conviction implicite qui la soutient. Personnellement, je considère que le plaisir et la souffrance sont les conséquences directes du fonctionnement cérébral : il existe des neurotransmetteurs dont l'effet s'oppose afin de maintenir le système en équilibre. Un réseau neuronal toujours satisfait serait d'emblée inopérationnel : sans feedback, il ne pourrait faire preuve ni d'apprentissage ni d'adaptation. L'individu sans souffrance n'aurait pas d'instinct animal de conservation.

Aussi sous-entendre que l'on "veut" souffrir me semble révéler une intéressante distorsion du point de vue. "L'existence passe par la souffrance, c'est obligé", comme le dit plus loin flopinette. Maintenant, confrontés à cette situation pénible, il vaut mieux éviter de se dire que c'est ainsi, que nous en bavons et que nous ne pouvons absolument rien faire pour l'éviter. La voie inverse serait le plus court chemin vers la névrose. Il se peut donc que l'être humain préfère admettre que s'il souffre, c'est une décision volontaire, qu'il y implique son libre-arbitre et adhère émotionnellement à ce choix ; que s'il peine souvent, il en retire néanmoins un bienfait supérieur ou qu'il trouve dans sa souffrance même les sources d'un plaisir inavouable et douteux.

(1) C'est à dire qu'ils ne sont pas encore devenus des évidences, ou pour dire autrement, des croyances qui me paraissent indiscutables !
(2) Un tel phénomène semble avoir été récemment mis en exergue par une
expérience bizarre de neurobiologie : lorsque que de pauvres chrétiens fondamentalistes subissent le martyre de l'énoncé d'incohérences flagrantes entre les évangiles, ils se mettent à développer un grand nombre de pensées de mort.
(3) Voir l'article
"L'invention de l'humain".

Illustration : le rétable d'Issenheim par Mathias Grünewald, 1512-1516, musée d'Unterlinden, Colmar.

Croyances

Si on me demande ce que j'ai contre les croyances - car je n'arrête pas de parler d'elles depuis deux mois - je dirai : rien, absolument rien ; puisque tout ce que notre esprit peut produire, ce sont des croyances et des raisonnements fondés sur elles. Qu'il s'agisse de croyances religieuses, scientifiques, politiques, sociales, etc. cela m'importe très peu en définitive.

Ce que je constate par contre, c'est que dans la plupart des cas, l'utilisation que les gens font des croyances est défavorable pour eux ; soit que cela les aveugle quant aux événements qui se déroulent, les empêchant de voir certaines choses et les obnubilant sur des points sans intérêt ; soit que cela entretienne des angoisses et toutes sortes de sentiments douloureux ; soit que cela justifie des comportements qui leur sont néfastes ou à leur entourage. Je pense que l'on pourrait encore trouver de nombreuses raisons à déplorer.

La plupart des méthodes psychologiques visent à mettre en adéquation les croyances du patient souffrant avec son comportement. On observe son comportement réel, on le compare avec celui qu'il croyait avoir ; puis on modifie le système de croyances de sorte qu'il reflète et valorise le comportement ; ou bien l'on modifie le comportement de manière à ce que le patient se rende compte de l'inanité de certaines croyances. C'est sans doute un résumé un peu laconique et grossier mais je suppose qu'il n'est pas trop éloigné de la vérité.

Je m'étais inscrit il y a un peu plus d'un an sur un forum traitant de parapsychologie ; et comme d'habitude au bout de quelques mois on m'avait demandé d'en être un modérateur. Je pensais trouver là le récit de quelques expériences personnelles intéressantes. En fait, je me retrouve plutôt à faire du soutien psychologique, genre SOS Amitié, à rassurer ceux qui s'effraient pour un rien, à renvoyer certains vers le forum traitant de paralysie du sommeil, à consoler des personnes en deuil - ce que je me croyais incapable de faire -, souvent aussi à conseiller le plus délicatement possible d'aller consulter un psychiatre - et parfois les cas sont tellement sérieux que je préfère alors ne rien dire du tout ! De phénomènes vraiment étranges, je n'en ai pas lu le rapport depuis des mois. Ce serait à devenir le plus borné des sceptiques si je ne n'avais pas eu moi-même des expériences hors du commun !

Par contre, ce que je rencontre surtout en matière de curiosités, ce sont bien les croyances des personnes qui s'y inscrivent ! J'en pourrais faire une remarquable collection, en les classant soigneusement depuis l'imbécile rumeur urbaine jusqu'au délire paranoïaque le plus sophistiqué et le plus farfelu. Or ce qui me frappe essentiellement, c'est que la plupart de ces gens souffrent de leurs croyances - mais ce type de forum n'est sans doute pas représentatif de l'ensemble de la population - que ce soit le fanatique sceptique qui vient insulter tout le monde et se fait violemment rembarrer et ridiculiser, la paniquée qui s'est persuadée d'avoir un don pour les rêves prémonitoires et n'ose plus s'endormir, le délirant traqué par une horde furieuse d'extraterrestres télépathes, le paralysé du sommeil cerné par ses démons, la jeune amoureuse dont le philtre est resté sans effet, le vantard que l'on renvoie à ses jouets, l'astraliste piégé dans ses représentations, la réincarnation d'une sainte martyre qui se conforte dans son rôle de victime, le spirite qui s'inquiète pour la personne décédée qui ne l'a pas contacté, le gogo qu'escroque le premier charlatan venu, le métaphysicien quantique incompris... et j'en oublie !

Chacun de ces systèmes de pensée me semble être soutenu, comme une petite chansonnette, par une mélodie personnelle, triste ou sombre ou nostalgique ou lugubre ou exaltée. Mais il y a aussi, c'est une chance, des personnes sensées sur ce forum, et ce sont les personnes dont l'esprit me paraît doué du plus de flexibilité, et qui sont capables de passer d'un accord sur l'autre du mode majeur au mode mineur et de changer de gamme à volonté.

mercredi, novembre 15, 2006

Le Traité de la Musculation de Mr René Descartes

A mon avis, l'esprit humain fonctionne sur un mode essentiellement métaphorique ; et la compréhension que nous avons d'une chose dérive le plus souvent d'une analogie avec un autre domaine. C'est de ce principe que découlent l'allégorie, mais aussi la sémantique spectrale inventée par le Professeur Cocnescu, satrape virtuel du Collège de Pataphysique. L’une comme l’autre consistent à transférer le contenu d'un discours depuis un champ sémantique - appelé spectre sémantique - vers un autre plus ou moins arbitrairement choisi. Le contenu résultant ne doit pas être pris à la lettre - c'est l'erreur que commit la psychanalyse ; mais c'est de la comparaison entre les deux discours que naît un sens nouveau. Il est ainsi possible de discerner plus aisément l’intention, l’attitude, les préjugés ou les erreurs de raisonnement de l'auteur.

Après avoir éclairci les bases, je vous propose une petite application. On comprendra mieux ainsi le principe inédit du Pr Ramir Ambrosius Cocnescu. Nous choisirons comme support, par pur hasard (1), le paragraphe d'introduction du Discours de la Méthode.

« Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ; car chacun pense en être si bien pourvu que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose n'ont point coutume d'en désirer plus qu'ils en ont. En quoi il n'est pas vraisemblable que tous se trompent : mais plutôt cela témoigne que la puissance de bien juger et distinguer le vrai d'avec le faux, qui est proprement ce qu'on nomme le bon sens ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes; et ainsi que la diversité de nos opinions ne vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres, mais seulement de ce que nous conduisons nos pensées par diverses voies, et ne considérons pas les mêmes choses. Car ce n'est pas assez d'avoir l'esprit bon, mais le principal est de l'appliquer bien. Les plus grandes âmes sont capables des plus grands vices aussi bien que des plus grandes vertus; et ceux qui ne marchent que fort lentement peuvent avancer beaucoup davantage, s'ils suivent toujours le droit chemin, que ne font ceux qui courent et qui s'en éloignent. »

Le spectre de départ est celui de la raison ; nous proposons comme spectre d'arrivée le domaine de la force physique. Malheureusement, la connaissance des champs sémantiques est encore à un stade limité ; aussi la bijection entre deux spectres est approximative, empirique. Nous ne pouvons que déplorer cet état de fait et espérer une amélioration de la méthode dans les années à venir. Ces restrictions une fois formulées, voilà la transformation obtenue :

« La force physique est la chose du monde la mieux partagée ; car chacun pense être si bien fichu que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter n'ont point coutume de désirer faire de la musculation. En quoi il n'est pas vraisemblable que tous soient maigrichons : mais plutôt cela témoigne que la capacité permettant de déplacer de la fonte, qui est proprement ce qu'on nomme la force physique, est naturellement égale en tous les hommes ; et ainsi que la diversité de nos résultats ne vient pas de ce que les uns sont plus forts que les autres, mais seulement de ce que nous utilisons des muscles divers et les employons à des activités différentes. Car ce n'est pas assez d'avoir le corps musclé ; le principal est de savoir utiliser sa force. Les meilleurs athlètes sont capables de se froisser un muscle aussi bien que de battre un record ; et ceux qui font du footing tranquillement peuvent aller plus loin, s'ils adoptent un rythme régulier, que ceux qui courent n'importe comment. »

Il est ainsi possible de discerner plus clairement la boutade que constitue la première phrase. Nous constatons aussi une distorsion curieuse de la pensée lorsque Descartes prétend que la raison est égale chez tous ; sans doute voulait-il signifier que la capacité à distinguer le vrai du faux était unanimement présente ; car si pour quelque cause étrange elle était égale, tenter de l'améliorer serait certainement sans effet. Dans la même optique, on note ce qui ressemble fort à un sophisme dans la phrase ambiguë : "la diversité de nos opinions ne vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres" ; il paraît manquer l’adverbe "seulement".

Mais là n'est pas encore l'essentiel de ce que nous obtenons ; il faut de plus considérer le tout sous une perspective supplémentaire. Le spectre d'arrivée était-il réellement parallèle au spectre de départ ? Les différences curieuses que nous avons notées découlent toutes du fait que le champ sémantique "force physique, musculation" admet une gradation alors que dans ce paragraphe le spectre "raison, méthode" semble n'en accepter aucune. Descartes était-il tellement convaincu que tout le monde disposait d'un degré égal de bon sens ? Cette proposition paraît si contraire à l’observation qu’on me permettra d'en douter (2).

(1) Et qu'on ne voie surtout pas là la suite de discussions récentes à propos du sens à donner à ce texte !
(2) En appliquant la sémantique spectrale à la Méthode même, on obtient un intéressant traité de musculation où il est conseillé : a) de ne pas démarrer n'importe comment, avec précipitation, mais de s'assurer que les instruments sont bien fixés, qu'on a bien compris l'exercice et qu'on ne se blessera pas ; b) de "diviser chacun des poids à soulever en autant de disques qu'il se pourrait, et qu'il serait requis pour les mieux soulever" ; c) de "conduire par ordre les exercices, en commençant par les haltères les plus petites et les plus aisées à soulever, pour monter peu à peu comme par degrés jusqu'à soulever les plus lourdes" ; d) et de faire constamment des revues générales de ses capacités musculaires afin de "s'assurer de ne rien omettre".

mardi, novembre 14, 2006

Les Amis du Jurançon Sec et du Dessein Intelligent

Entre Mazerolles et Larreule, au détour d'un chemin creux que balafrent les traces des tracteurs, le promeneur isolé remarquera une petite stèle de pierre envahie d'orties et de ronces. Elle porte cette inscription à moitié effacée par le temps : "Ici, le 14 Novembre 1965, Léon Barifousse découvrit le Dessein Intelligent."

Hélas ! Qui se souvient aujourd'hui de ce nom ? Qui se souvient que la brillante théorie du Dessein Intelligent fut conçue, il y a à peine plus de quarante ans, par le non moins brillant Léon Barifousse, philosophe et agriculteur dans les Basses-Pyrénées ? Encore une fois les Américains s'attribuent l’origine de cette invention, tout comme ils dépossédèrent notre Clément Ader national de celle de l'aéroplane. Mais dans ces lignes, la vérité historique sera enfin rétablie.

Pas très loin de Mazerolles donc, s'étend un champ de maïs un peu en pente ; il appartient toujours à la famille Barifousse. Tous les soirs, Léon Barifousse, que chacun dans le village connaissait pour ses vues profondes, surtout lorsqu'il les étayait d'un petit verre de Jurançon sec, avait pour saine habitude d'y épancher sa vessie près du buisson d'aubépines - au fond à droite. Or ce soir du 14 Novembre 1965, ses méditations furent interrompues par le vol d'une bécasse, comme celles du curé de la chanson. Il épaule son fusil - le père Barifousse portait toujours son deux coups en prévision d'une occasion semblable - lorsqu'au moment de faire feu, il est arrêté net par une subite inspiration :

"Crénom de Dieu, se dit-il, faut-y z'être pas foutrement intelligent pour met' des ailes aux zoziaux, sans quoi qu'ils pourraient pas voler, les bougres ?"

Nous connaissons maintenant l'énoncé exact et originel de la théorie grâce à l'ouvrage remarquablement documenté : "Mon père, sa vie, son oeuvre" publié en trois exemplaires par Jules Barifousse en 1983 sur la photocopieuse de la mairie de Mazerolles. Selon ce document précieux, c'est ainsi que la bécasse eut la vie sauve et que naquit l'idée du Dessein Intelligent.

Le père Barifousse eut immédiatement l'intuition qu'il tenait là une découverte scientifique majeure. Il préféra toutefois vérifier la solidité de ses arguments avant de les présenter, une semaine plus tard, à une congrégation des philosophes les plus renommés de la commune ; elle était constituée de son proche ami Hippolyte Gargouet, du charcutier Francis Capdebosc, bien connu pour son fameux estomac de porc en gelée, et du déjà vieux mais réputé Gaspard Marquehosse, postier à la retraite. Cette nuit même, à la suite de discussions sans fin au coin du feu - dont nous ne saurons malheureusement rien - agrémentées de quelques bouteilles de Jurançon sec, les quatre savants décidèrent de fonder la Société des Amis du Jurançon Sec et du Dessein Intelligent.

Or cette grande avancée s’acheva deux ans plus tard, en Juillet 1967, le soir même de la fête nationale... En sortant dans la basse cour, le père Barifousse se fit emporter sous ses yeux un gros poulet par le renard. Comme Archimède lorsqu'il s'écria eurêka, il ne put s'empêcher de s'exclamer :

"Crénom de Dieu, faut-y z'être pas foutrement con pour met' des ailes aux poulets, pisqu'ils peuvent pas voler, les bougres ?"

Cette seconde illumination lui chamboule l'esprit ; elle lui tord aussi les tripes. Après un détour derrière le buisson, il court faire part de cette intuition à ses amis scientifiques. Mais le dogmatisme avait déjà fait son chemin dans la Société des Amis du Jurançon Sec et du Dessein Intelligent. De nouveaux membres, influents, jaloux et envieux (1) en profitent pour le discréditer ; son dernier point de vue est considéré comme une hérésie. Humilié, son axiome décrié, il se voit contraint de démissionner de la Société.

Contrarié par l'acharnement de ses ennemis, déçu par l'immobilisme de ses amis et aussi par le fait qu'il est obligé de boire son jurançon seul, Léon Barifousse persiste crânement dans ses idées. Il se met à poser les bases de sa nouvelle théorie scientifique : le Dessein à moitié Con, à moitié Intelligent.

Ce devait être là la clef de voûte de son oeuvre. Malheureusement, nous ne saurons rien de ce développement. Il restera inachevé : Léon Barifousse fut arrêté net dans ses travaux par une cirrhose du foie.

(1) Nous préférons ne pas nous étendre ici sur le rôle perfide que joua dans cette tragédie l'adjoint au maire d'une commune voisine. La postérité s'en chargera.

lundi, novembre 13, 2006

Curiosity killed the cat

Un proverbe anglais - l'équivalent de notre "La curiosité est un vilain défaut" - affirme que la curiosité a tué le chat : "Curiosity killed the cat". On le constate là comme pour la plupart des proverbes, la grande sagesse populaire a pour objectif premier de laisser les choses à leur place. Ce n'est qu'à ce lourd prix que l'on pourra acquérir des certitudes et vivre dans un monde stable et rassurant.

Si restant chez soi, chaque jour consciencieusement l'on évite ceux qui ne partagent pas notre point de vue pour choisir au contraire nos vis-à-vis dans la même culture, dans le même milieu, dans la même sphère, on n'éprouve aucune difficulté à croire que ce que l'on pense du monde est tout à fait définitif et avéré. Seule la curiosité permet de se rendre compte combien notre perspective est relative et close.

Aussi mon point de vue demeurera à jamais opaque à tous ceux qui, admirateurs passifs de la raison, resteront tranquillement assis au coin du feu confortable et chaleureux de leurs croyances, sans jamais avoir aventuré le pied plus loin que le bout de leur champ et qui, à la tombée de la nuit, entendent par la fenêtre le même paisible et rassérénant carillon de cloches, depuis le lointain clocher de leur village, assourdi par les brumes du soir.

J'ai fourni à ce jour de très nombreux exemples de la manière dont nous fonctionnons. Mais je crains aujourd'hui qu'il ne viendra jamais à l'idée du citoyen normalement constitué de se comparer à ces curiosités emplumées que furent les Aztèques, les Caribes ou les Séminoles ni aux autres civilisations que décrivent les livres d'histoire ou d'ethnologie. Pour lui, les grands crimes ne se commettent qu'au temps passé ou bien loin, à des milles du fauteuil où il s'endort en lisant le Monde. Que l'ensemble des nations les plus civilisées déchirèrent par deux fois, au siècle dernier, la terre de son grand-père puis de son père, que Quatorze et Quarante-cinq furent un cortège de rêves hideux, il n'en a cure car il n'était pas concerné.

Il évite de voir qu'aujourd'hui même, un des débats scientifiques majeurs outre-Atlantique - sujet de peu d'intérêt car tous les Américains sont des imbéciles - est de décider si les espèces évoluent et si la terre fut créée, il y a six mille ans, par un être supérieurement intelligent. Peu importe en vérité car ce qui l’enthousiasme, c’est de savoir lequel de nos grands politiques, Sarkozy, Royal ou Le Pen, sortira vainqueur du premier tour des élections.

Comme avant lui le Grec ou comme le Romain, il se rassure en se disant que les autres peuples sont des barbares ignares et sanguinaires. Son solide système de pensée ne saurait aucunement être comparé au leur.

samedi, novembre 11, 2006

Attention ! Ne ratez pas...

Si vous ne suivez pas les commentaires qui ont lieu quelques posts plus bas, vous raterez :
- un grand match de philo-kung-fu qui semble devoir se terminer sur un match nul au comptage de points,
- l'exposé de quelques idées que je ne développerai sans doute plus, ou du moins pas de la même manière sur mon blog,
- et un joli poème, cadeau de ma Muse. :)

Le déclic de la compréhension

Je viens de faire une constatation qui, tant qu'elle ne me mène pas entre quatre murs capitonnés de rose, reste amusante. Depuis deux jours, j'ai réponse à tout. Il suffit que je me pose une question et la réponse se présente, soit directement à mon esprit - je me pose une question, la réponse est là aussitôt - soit sous forme de coïncidences - par exemple, je trouve le même sujet traité sur le blog de flopinette ou bien je parle avec quelqu'un et il me donne la solution.

Pour ceux que cela intéresse, dans les cas où la réponse se présente d'emblée, j'ai noté une sensation physique de chatouillement au sommet du crâne, comme si j'avais une petite corne de trois ou quatre centimètres sur la tête, et aussi un picotement électrique qui s'étend de la zone entre les sourcils à la base du nez.

Mais voilà... Si je devais préciser mieux le phénomène, je ne pourrais le décrire autrement que par la formule : « cette sensation s'appelle compréhension » ; car il est évident que la compréhension s'impose, mais je peux comprendre tout et n'importe quoi ; le tilt de satisfaction que nous appelons compréhension, celui qui fit s'écrier Archimède « Eureka ! », ce tilt peut se déclencher à tout propos. On peut comparer cela, non pas dans la sensation mais dans le principe, au déjà-vu qui provient d'un sentiment fautif de reconnaissance, parce que le cerveau a stocké ce que voyons maintenant dans la mémoire à long terme par erreur, et nous croyons nous souvenir de ce que nous percevons sur l'instant (1).

Cela ne signifie pas que les idées obtenues soient nécessairement fausses. Mais commençant à développer l'une d'entre elles dans un plus long article, je me suis rendu compte qu'elle n'était que très partiellement vraie. Ce dont généralement nous ne nous rendons pas compte, c'est que le déclic de la compréhension, que nous associons de toute évidence à la véracité, peut accompagner aussi le sophisme, la méprise et le fourvoiement (2).

(1) On pourrait même adopter l'optique inverse, et soutenir que je ne comprends pas plus de choses, seulement que je suis plus sensible à l'impression de compréhension.
(2) Le mathématicien indien
Srinivasa_Ramanujan formulait souvent intuitivement des théorèmes sans démonstration car ils étaient pour lui évidents. Mais certains furent démontrés complètement faux plus tard.

jeudi, novembre 09, 2006

Ces traversées de murs qui font peur

De notre envoyé spécial Dado pour le quotidien "La Détresse du Midi".

Monsieur H. était sorti dans la rue pour promener son chien. Comme d'habitude tous les soirs. Mais ce soir n'était pas un soir comme les autres soirs. Un soir un peu sombre, entre chien et loup. C'est là qu'il l'a vu. Un homme, normal, comme vous et moi, habillé très « fashion » avec des fringues qui ne viennent certainement pas de chez « Adler » ou de « Trafic ». L'homme a jeté un coup d'oeil inquisiteur autour de lui puis s'est avancé vers le mur. L'air sûr de lui. Comme ça. Sans hésiter. Et il l'a traversé...

Il ne faut pas imaginer que l'histoire de Monsieur H. est un cas isolé. Cette situation hors du commun n'est pas aussi rare qu'on peut le croire. Dans le quartier Saint-Cyprien, à Toulouse, ce sont par dizaines que les habitants relatent ce genre de faits qui font frémir. Presque de la routine, dans les rues, dans les cours des lycées, voire au collège. Mais, sujet d'inquiétude aujourd'hui, c'est que tous ces phénomènes gagnent les cours des écoles primaires. Et même des maternelles.

Qui sont-ils ? Tout le monde et personne. Où sont-ils ? Partout et nulle part. On les appelle les « traverseurs de murs ». On les voit traîner en bande. L’école ou le travail est leur moindre souci. La méditation, le tai-chi-chuan et la nourriture bio sont souvent leur pain quotidien. Et ils se font un malin plaisir de terroriser littéralement ceux de leur âge, mais également des adultes en position de faiblesse. Ils sont forts, très forts, en groupe, et même les murs en béton armé ne les effrayent pas. Bref, ils sont non seulement intimidants, mais franchement dangereux. Et jouissent d’une impunité affolante face à l’inertie et à l’impuissance de la force publique et de la justice.

La situation devient alarmante et paradoxale. Nous avons interviewé le commissaire de police T., 45 ans, qui depuis voilà plusieurs mois, attire l'attention de ses amis de la presse sur le phénomène des traversées de murs. Chaussant ses lunettes, il brandit devant nous une dizaine de feuilles de papier. Des listes de faits quotidiens rapportés à la police. Il compte environ une dizaine de cas de traversées de murs rapportées par semaine. « La police semble être aveugle sur cet aspect de la question, nous révèle-t-il. Il y beaucoup trop de traversées de murs qui sont les résultats de la méditation, beaucoup trop. Les circonstances des traversées parlent haut et fort. »

« On avait acheté une maison, on avait quatre beaux enfants, tout allait bien, nous dit Mme G., 38 ans, habitant Bazièges. Et puis, un jour, mon fils aîné a commencé à manger des yaourts bio et s'est mis à devenir transparent. Les médecins ont diagnostiqué une hypocalcification. Trois mois plus tard, Kevin a traversé le mur de sa chambre, il avait 12 ans. » On ne l'a jamais revu. Ceux qui ont assisté une fois à ça, ceux qui ont été laissés de l'autre coté du mur, vivent alors un calvaire. Ils n'arrivent pas à faire une croix sur leur passé.

« Mais il ne faut pas être paranoïaque et penser que toutes les personnes qui s'approchent d'un mur le traversent », avertit le commissaire. De fait, selon lui, bon nombre de témoignages concernent des personnes qui sont seulement allé faire leurs besoins dans un coin sombre. Les experts scientifiques, eux, font preuve d'une prudence de Sioux. Ce qui sème le doute dans la tête des riverains et chez certains élus. « Je pense que nous avons affaire à des malades mentaux ou autres schizophrènes » nous dit le Dr Z., 54 ans, interne des hôpitaux de la région sanitaire de Toulouse.

Autre point de vue. Autre son de cloche. Nous avons interrogé Mr D., 41 ans, membre d'une de leurs bandes. « Je ne comprends pas les gens qui admettent que Jésus a marché sur l'eau, que la fontaine de Lourdes guérit, et qui refusent que nous traversions les murs. » Une situation insoutenable. N'empêche qu'aujourd'hui, c'est la psychose autour des quelques 35 000 sites où ont eu lieu des traversées de murs. Samedi soir, les riverains ont attaqué à coups de pétard le siège de la Préfecture. Ils brandissaient des pancartes : « Non aux traversées de murs ! »

Photographie : un traverseur de murs surpris en pleine action, le 9 Novembre place Marcel Aymé à Paris.

mardi, novembre 07, 2006

L'invention de l'humain

J'aime beaucoup ce titre : « L'invention de l'humain ». Dans ces souvenirs, vagues comme les premières secondes qui succèdent à l'éveil, lorsqu'on confond encore songe et réalité, il me semble que c'est moi-même qui l'ai imaginé. En vérité, il est d'un article d'Anne Longuet-Marx que l'on pourra lire ici. Le contenu de cet exposé qui recoupe mes préoccupations peut se résumer dans cet avis paradoxal qu'elle cite de Blaise Pascal sur l'homme : « S’il se vante, je l’abaisse, s’il s’abaisse, je le vante ; et le contredis toujours, jusqu’à ce qu’il comprenne qu’il est un monstre incompréhensible. » (1) Il y est aussi question du peintre Francis Bacon ( illustration en encart ) dont chaque oeuvre, comme le Portait Ovale de Poe, cherche à piéger la vie en l'homme, à le saisir en ce qu'il a de "plus vivant" ; et finalement rappelle ces miroirs du rêve qui renvoient un reflet horriblement contourné. On parle encore de l'étrange allégorie de Franz Kafka, Le Terrier.

L'homme est un peu semblable à ce peuple mathématique des nombres réels qui, incapables de se définir à cause de leur simple infinité, se prennent pour des entiers naturels ; et, en fonction de cette coutume étrange, glorifient les très rares qui possèdent le moins de décimales, se ramènent à des fractions ou s'approchent le plus de cet idéal lointain d'intégrité. Le pauvre pi et sa génération de multiples y sont montrés du doigt comme des abjections.

Mais les évidences les plus triviales peuvent être remises en question - je m'acharne depuis un an à le démontrer. L’essentiel d’entre elles concerne l'homme ; elles constituent son invention. Qu'est-ce qu'être humain ? Qu'est-ce qu'être inhumain ? Selon les convictions, selon les coutumes, selon les croyances, ce point de vue peut changer du tout au tout. Peut-être existe-t-il certaines peuplades pour lesquelles le terme liberté, qui nous semble désigner l'idéal, mondain ou spirituel, le plus sacré, le plus précieux, au point que nous puissions envisager n'importe quelle barbarie, n'importe que massacre pour défendre l'effigie de son fantôme, peut-être existe-t-il certaines peuplades pour qui le terme liberté n'a pas d'équivalent, ne revêt aucune signification, car ils ne connaîtraient pas son contraire, c'est-à-dire l'esclavage.

Or à partir du moment où, l'esprit engoncé dans des dogmes sociaux ou religieux, nous ne parvenons plus à comprendre l'humain de l'autre, comme cela peut se produire jusqu'au sein d'une même société, ainsi à l'époque de l'Inquisition où les anciennes superstitions païennes et paysannes paraissaient aux citadins de diaboliques horreurs, nous développons un comportement monstrueux. Et similairement, il n'est pas très difficile, pourvu que nous changions quelques unes des bases sur lesquelles se fonde notre raisonnement, que nous remplacions certaines évidences, certaines convictions par d'autres apparemment tout aussi valables, d'atteindre à une compréhension personnelle du monde tout à fait inhumaine, par là j'entends, qui ne partage plus grand'chose si ce n'est son mécanisme avec celle de nos contemporains.

(1) Pascal me déplait profondément. Ses Pensées sont celles d'un illuminé, d'un élu, d'un missionné. Toutefois, j'ai trouvé cette citation amusante : "Mais il est dangereux de trop faire voir à l’homme combien il est égal aux bêtes, sans lui montrer sa grandeur. Et il est encore dangereux de lui trop faire voir sa grandeur sans sa bassesse." La suite toutefois est sans intérêt : "Il est encore plus dangereux de lui laisser ignorer l’un et l’autre, mais il est très avantageux de lui représenter l’un et l’autre. Il ne faut pas que l’homme croie qu’il est égal aux bêtes, ni aux anges, ni qu’il ignore l’un et l’autre, mais qu’il sache l’un et l’autre." Ce que je reproche à ces phrases, c'est leur ton superbe de prophétie biblique ; la position unique du narrateur qui observe l'homme tout en bas, depuis son nuage en surplomb, sans s'être rendu compte encore, comme ces personnages grotesques des Looney Tunes, qu'il n'a pas de plancher sous les pieds (2) ; et la dichotomie malsaine, morbide entre ange et bête, entre bassesse et grandeur.

(2) Je me permets le luxe d'une note imbriquée. Autant Descartes me fait penser à Beep-Beep, vif, rapide et ne se maintenant que par l'extrême célérité de sa pensée, autant Pascal me rappelle le misérable Vil-Coyote, qui tombe dans les pièges grossiers qu'il a lui même tendus.

Illustration : Francis Bacon. Etude d'après le portrait du Pape Innocent X par Velasquez, 1953.

Question

Mes lectrices et lecteurs sauront-ils me donner un petit coup de main ? Je me demande comment m'y prendre pour explorer un domaine que je suppose peu reconnu. Tout part de cette intuition : il me semble que certaines idées et croyances (1) sont essentiellement soutenues par une ou plusieurs émotions. La question est : par quel moyen d'observation directe, c'est-à-dire sans faire appel à l'interprétation, peut-on surprendre, percevoir et identifier de telles émotions ?

(1) Par croyances, j'entends : l'évidence ( croire qu'une carotte plus une carotte égalent deux carottes ) ; la conviction ( par exemple : « le capitalisme est néfaste à l'homme comme à l'environnement » ) ; le fantasme ( il va bien y avoir un jour un éditeur qui remarquera que mon blog est génial ). Je cherche aussi à savoir ce qui traîne derrière les idées qui provoquent une fascination ( comme les serial killers, le mystère de l’univers, etc. )

samedi, novembre 04, 2006

Classification et troubles de l'évidence

Assurément, je ne suis pas un grand épistémologue. Mais il me semble que toute science - à l'exception peut-être de la mathématique - requiert à la base une classification. Sans classification, chaque déduction ultérieure demeurerait un pur délire - quoique cela ne signifie aucunement que l'on ne puisse plus délirer une fois la classification effectuée. Si l'on commence par confondre les phénomènes, à les associer par des analogies faibles et plutôt douteuses, comme c'était le cas des méthodes médiévales de la magie naturelle, de l'alchimie et de la kabbale, si l'on mélange les torchons, les serviettes, les carottes et les navets, on obtient rapidement un méli-mélo indicible où tout devient le symbole de tout ; et vice versa éventuellement.

Généralement, une classification se fonde sur les caractéristiques apparentes. Mais il s'avère malheureusement que ce n'est pas toujours si simple. Il y a quelques semaines, mes amis et moi avons ramassé près de Monléon, dans le Magnoac, de beaux champignons que tout solide paysan du coin vous assurera être des bolets des châtaigniers, espèce inconnue du mycologue mais, selon la légende locale, bien moins bonne que le cèpe de Bordeaux ou le tête-de-nègre. A la réflexion, ce devaient être des cèpes de Bordeaux (1) ; lesquels ne se différencient pas d'ailleurs énormément des têtes-de-nègre... (2) La couleur du chapeau varie d'un lieu de cueillette à l'autre de l'ocre au brun gris très foncé, celle des tubes passe du blanc au jaune puis au vert avec l'âge, le pied se trouve également épais ou fin. Nos cèpes connaissaient toutes ces caractéristiques au point que l'on pouvait croire qu'ils étaient de souches distinctes. Ce n'est pas étonnant si un spécialiste de la russule en est devenu fou (3).

J’avais aussi vu un reportage sur l’évolution rapide d’individus en fonction de leur environnement. Une minuscule pâquerette se faisait une forte plante d’un mètre de haut sous un climat humide et tropical ; une tortue s'était adaptée par nécessité à un régime carnivore. Elles n’avaient pas pourtant subi de mutation. Si leur histoire était restée inconnue, peut-être aurait on conclu à des espèces différentes.

Lorsqu'on étudie les premiers balbutiements de la science au XVIIIème siècle, on se rend compte que la classification - bien que le principe en soit devenu naturel, automatique, trivial par habitude - se fonde sur une conviction. Je n'ai malheureusement plus la citation sous les yeux (4) ; est-elle du philosophe et mathématicien Condorcet ? En gros, l'idée fondatrice - elle-même une évidence - était que la classification ne devait pas poser de problème ; il suffisait de choisir comme critères de discrimination ce qui ne pouvait manquer de sauter aux yeux. Mais la conviction inébranlable qui soutenait tout l'édifice, la raison pour laquelle cet ordre devait être si clair, c'est qu'il avait été planifié élégamment par le Créateur.

Cette conviction ne tient bien sûr pas la route. Plus la science s'éloigne du vecteur et de la molécule et plus elle s'approche de l'humain et de son comportement, plus elle devient molle et floue, plus la classification s'avère discutable. Ainsi l'étude du récit et du mythe balbutie lamentablement parce qu'elle ne parvient pas à diviser l'ensemble en parties distinctes (5). Tout ce qui touche à l'événement - en vérité le récit que l'on se fait de l'événement - la sociologie, l'histoire, la psychologie, tombe sous le même diagnostic : la méthode de Descartes ne peut s'appliquer telle quelle à ces structures fractales ; leurs subdivisions reproduisent le même incompréhensible tracé.

Un écueil semblable hante l'océan trouble de la médecine psychiatrique. La seule classification des maladies mentales a de quoi perturber l'homme le plus sain d'esprit. Il y a vingt ans, on opposait nettement au milieu des psychoses la paranoïa (6) et la schizophrénie ; toutes deux étaient des troubles psychotiques car elles s'accompagnaient de délire ; mais le délire paranoïaque était systématisé - logique d'une certaine façon - le schizoïde non systématisé. Aujourd'hui, le psychiatre ne parle plus de paranoïa mais de trouble délirant. Celui que l'on appelait paranoïaque est devenu un schizophrène. C'est à y perdre son latin ; ou plus précisément son grec.


(1) Boletus edulis.
(2) Boletus aerus.
(3) Et moi aussi. Au moment de publier cet article, je me rends compte avec horreur que je l'ai
déjà écrit. Je me console en me disant qu'il y a au moins une idée nouvelle, celle de la conviction d'un ordre divin derrière la classification scientifique.
(4) On pourrait la retrouver dans un hors-série de Science & Vie de 1989, à l'époque où ce mensuel était encore sérieux, sur la science et la révolution française.
(5) Je ne suis pas entièrement convaincu par la tentative intelligente de Vladimir Propp.
(6) On lira avec plaisir le chapitre de la Wikipédia sur la
paranoïa... en particulier le passage drolatique où l'on généralise aux groupes, aux peuples et aux civilisations. Je vous rassure, ce n'est pas moi qui l'ai rédigé.

Illustration : cèpes de Bordeaux.

Petit poisson deviendra-t-il grand ?

Je ne sais si cela peut répondre à flopinette. Je viens juste de recevoir un mail d'une amie contenant la copie d'un article intitulé : "Pêche. La quasi-totalité des poissons risque de disparaître des océans d'ici 2050". Je n'ai pas retrouvé l'article original mais on pourra lire la version publiée sur le Monde.

Mon amie travaille dans l'océanographie satellitaire. Son activité est d'automatiser la prédiction des courants marins pour les pêcheurs ; et donc de systématiser et d'accélérer la destruction des espèces. Elle en éprouve quelque remords...

En recevant son mail, quelque chose m'a frappé ; car c'est juste au moment où j'étais chef de projet sur un programme à vocation similaire - détecter sur les images satellite la présence de plancton et donc de bancs de poissons - que j'ai posé ma démission. Je travaillais dans une SSII où il y avait d'autres projets charmants en réserve - comme de la biométrie ou de la géolocalisation pour les armées. De manière générale (1), une SSII est à l'ingénieur ce que la plantation de coton est à l'esclave. Il n'y est pas le moins du monde question de respect d'autrui, ni de la dignité ni de la vie humaine. Enfin, toutes ces SSII étaient regroupées dans une vaste pépinière d'entreprises, auprès d'un centre commercial fréquenté, de sorte qu'il fallait compter une demi-heure d'embouteillage en s'y rendant le matin comme en partant le soir.

Etait-ce là la vie que je voulais vivre ou que j'espérais promouvoir par mes actes ? Certes non. Cela me consternait.

Franchement, je ne cherche pas à me vanter ni à encourager les autres dans la même décision. Si je vois où leur vie les mène, je ne sais pas du tout où me conduit la mienne ; sans doute nulle part. On m'a dit un jour que mon choix demandait du courage. Je ne trouve pas. Je n'ai jamais été courageux. Seulement, je ne supportais plus de travailler pour des entreprises tortionnaires, dans des conditions déplorables, en vue d'un avenir désastreux.

(1) Cette entreprise était l'exception qui confirme la règle, ses patrons comme ses employés ayant été virés comme des malpropres par d'autres SSII.

jeudi, novembre 02, 2006

Le livre noir de la psychanalyse

Dans un commentaire à l'article précédent, roul émet cette remarque : «le problème avec Freud, c'est qu'il a modifié beaucoup de ses histoires pour les faire correspondre à ses désirs ( cf. Le livre noir de la psychanalyse ). »

On trouvera plus d'informations sur cet ouvrage dans la Wikipédia.

Je n'avais pas l'intention d'entrer dans cette polémique. Je ne connais d'ailleurs pas ce livre et je ne compte pas le lire : son seul titre me répugne. Mais ma réponse est longue et je vais la publier ici.

Je préciserai qu'à l'origine, ma phrase où il était question - entre autres ! entre autres ! de Freud était rédigée différemment. Au lieu de : « on continue, par pure conviction, à nier les observations », il y avait : « de nombreux scientifiques - en particulier les scientifiques chrétiens, paix à leur âme - continuent etc. » Un peu plus loin, il était question « de Freud et de ses plus brillants collaborateurs ». Cette phrase était suivie d'une note de bas de page dont voici l'intitulé : « Je ne parle bien sûr pas ici de Jung et de Lacan. » Finalement, je me suis dit que ces invectives débordaient du cadre de mon article et je les ai supprimées.

Mais comme on a réussi à les lire entre les lignes, je me vois contraint d'exprimer mon avis.

Ce que je constate surtout, c'est que les personnes qui essaient vainement de réfuter Freud - en conséquence Maury et des dizaines d'observateurs du rêve avant lui - ont de mauvaises bonnes raisons de le faire.

Certains attaquent la théorie : on a pu lire ainsi toutes sortes d'âneries dans la littérature scientifique, comme « l'inconscient n'existe pas », alors qu'il est reconnu que la majeure partie de notre cerveau fonctionne hors du domaine de la conscience. En neurobiologie, tout ce qui se découvre récemment est du Freud ; mais on fait bien attention d'utiliser des termes différents des siens lorsqu'on évoque les circuits de la récompense et de la punition. La plupart des observateurs attentifs des mécanismes du rêve et de la pensée, qu'il s'agisse d'artistes comme les surréalistes ou de religieux comme certains moines tibétains retombent nécessairement sur les "découvertes" de Freud. Pour ma part, j'ai lu une dizaine de ses ouvrages ; c'est très intelligent et subtil. Freud est un excellent observateur ; il a passé sa vie à noter ses rêves et ceux des autres ; il a un esprit logique, délibérément scientifique ; il ne se fait pas beaucoup d'illusions sur l'espèce humaine ; il ne sacrifie pas aux concessions.

Aussi y a-t-il très peu à redire sur les mécanismes qu'il éclaire et ce ne sont pas des rêveurs occasionnels du dimanche qui pourront prétendre à le réfuter. Comme la neurobiologie n'existait pas à son époque, il utilise des termes généralistes. Son modèle de la psyché n'est sans doute pas tellement exact. On peut contester le principe même de l'interprétation. Mais on n'a jamais fait tout un foin parce que le modèle de l'atome de Bohr, ou du système solaire de Kepler, était imparfait !

Comme la théorie est inattaquable - ou en tous cas ceux qui s'en prennent à elle ne sont pas assez malins pour parvenir à l'ébranler et ne démontrent ce faisant que leur propre bêtise ; comme la pratique psychanalytique rencontre quelques succès sur certaines névroses et ne peut être abattue si simplement non plus, alors maintenant on essaie de démolir le bonhomme ; il aurait menti ; on a créé une légende autour de lui ( cet argument est idiot car une légende se crée automatiquement autour de tous les personnages célèbres, à commencer par Einstein ). En histoire, ce genre de pratique douteuse a un nom : ça s'appelle du révisionnisme.

Ainsi, lorsqu'on constate les efforts démesurés pour discréditer le personnage, on peut seulement se demander quelles "mauvaises bonnes raisons" poussent certains individus à réagir aussi violemment. Personnellement, j'en vois surtout deux :

1) une lutte contre le statut non médical du praticien psychanalyste. Mais en vérité, cela concerne le conseil de l'ordre et n'a rien à voir avec la validité de ses théories.

2) des opinions religieuses convaincues ( c'est le cas de la plupart de ses détracteurs anglais et américains ) ; en effet, Freud affirme que les activités mentales "supérieures" de l'être humain, comme l'art et la religion, sont dues à la sublimation de l'instinct sexuel. Je ne pense pas que cette idée, vraie ou fausse, choquerait outre mesure un hindouiste ; mais curieusement, c'est très blessant pour un chrétien et cela semble justifier l'autodafé de son oeuvre complet.

Quoi qu'il en soit, il est certain que la psychanalyse présente des failles systémiques. Exploitées par ces charlots de Jung et Lacan avec leur charabia fumeux, elles ont grandement contribué à son discrédit. Toutefois, étonnamment, c'est toujours Freud qui paie les pots cassés.

mercredi, novembre 01, 2006

Monstres & Etymologie



En cette période d'Halloween, il est de bon ton que j'évoque les monstres mais aussi les rêves et leur ténébreuse étymologie. Si j'associe monstres et rêves, c'est bien entendu à cause du sous-titre de mon blog : el sueño de la razón produce monstruos ; et parce que l'on préfère croire que les monstres apparaissent uniquement en rêve, comme dans le dessin animé pour enfants Monstres & Cie. J'admets d'ailleurs que j'éprouve quelque décente réserve à publier ici le contenu de mes songes (1) : celui de cette nuit est proprement imprésentable bien que j'en aie la plus limpide explication.

Monstre vient du latin monstrare, montrer. Si l'on en croit le linguiste, tout ce que l'on révèle est nécessairement monstrueux. Quant au verbe rêver, son origine reste un mystère. Au XIIème siècle, resver signifie « être égaré », au sens propre comme au sens figuré. Puis il signifia longtemps divaguer, rôder, traîner ; et à la fin du Moyen Age le rêveur est un coureur de jupons, un masque qui se mélange nocturnement aux bandes du carnaval. Mais en 1694, selon le Dictionnaire de Furetière, rêve « ne se dit guères que des songes des malades qui ont le cerveau aliéné. » Ménage affirmait encore dans son Dictionnaire étymologique en 1750 que « rêver, c'est proprement rebrousser chemin vers l'enfance. Ainsi ce mot pourrait bien venir de reviare, retourner sur ses pas » ; de nos jours la 8ème édition du Dictionnaire de l'Académie Française lui attribue entre autres le sens de «s'absorber dans un désir ».

Il paraît alors assez extraordinaire que l'on continue, par pure conviction, à nier les observations de Maury et des rêveurs assidus du XIXème siècle, de Freud et de ses collaborateurs, à savoir que les rêves se construisent autour des fantasmes du rêveur et de ses souvenirs anciens, évoqués soit par des sensations physiologiques du sommeil, soit par des scènes fugitives advenues durant la journée.

C'est à croire que ces remarques évidentes et apparemment inoffensives (2) ne le sont pas tant en vérité ; nos buts réels sont-ils si peu avouables ? Et pour cette obscure raison que seule la raison sait, c'est sous le masque que le rêveur court encore, comme au Moyen Age, les jupons des carnavals, dans l'imbroglio et l'incognito généraux de fantaisies nocturnes rappelant les gravures sombres de Callot ou les fêtes de Watteau ; c'est sous les dominos précieux et frivoles et les travestis grotesques de la commedia dell'arte qu'Arlequin, Matamore, Isabella et Colombine se livrent à leurs facéties triviales, à leurs pitreries obscènes sur les planches d’un théâtre scabreux.

Pour faire bref, le monstre que révèle le rêve n'est rien d'autre que l'ombre de la silhouette idéale et raisonnable que l'homme s'invente. Il n'y a rien de mal à cela. Mais je constate pourtant que, si nous choisissons d'exprimer, non comme il est coutume de le faire ce que nous ne savons pas, mais au contraire et plus sagement ce que nous connaissons le mieux du monde, à savoir nous-mêmes ; si nous le disons avec le plus grand souci de précision et de sincérité, nous rejoignons aux yeux de tous l'affreuse race des monstres, ceux que l'on montre dans les baraques et qu'une grille solide sépare de la bienséante mondanité ; si nous préférons au contraire décrire de manière générale l'homme, à l'inclusion du lecteur, celui-ci se récrie à l'insulte ; et si finalement, préférant mettre en scène une tierce personne, alors il est probable que le lecteur, rejetant toute comparaison possible entre le monstre de foire et lui-même, songe à une caricature fantastique ou se croit de nouveau entré par hasard dans un sinistre cabinet de curiosités où le montreur, vêtu d'un uniforme écarlate galonné d'or, exhibe une rarissime abomination.

Il est ainsi impossible de dire ce qui est et ce serait un tour de force que de réussir à éclairer cette monstruosité naturelle qui est la nôtre. Chacun refuserait de se reconnaître dans la bête – et ceux qui font les anges en premier lieu.

(1) A l'exception des rêves lucides ; ce qui montre combien le moi social s'immisce dans cette réalisation.
(2) "Je suis destiné, je crois, à ne découvrir que ce qui est évident : que les enfants ont une sexualité, ce que toute nurse sait ; que nos rêves nocturnes sont, de la même façon que nos rêves diurnes, des réalisations du désir." ( Sigmund Freud )

Illustration : la sorcière anglaise "Mother Shipton".

dimanche, octobre 29, 2006

La pensée magique

Il existe un mode de pensée naturel à l'être humain qu'un savant plein de bon sens - j'imagine qu'il s'agit de Lévi-Strauss (1) - a baptisé la "pensée magique", mais qu'à la suite d'une série de coïncidences remarquables m'ayant conduit à lire hier un chapitre particulier d'Umberto Eco, je pourrai nommer pensée hermétique. C'est l'état natif, semble-t-il, de la pensée humaine, dont la raison et la folie ne sont que deux exceptions, deux états limites, deux systèmes dont l'un reste ouvert à tout jamais sans présenter de solution tandis que l'autre, qui a trouvé, demeure éternellement clos.

La pensée magique ou pensée hermétique repose sur deux principes qui sont la ressemblance et la coïncidence. Si la raison n'est qu'un cas particulier de celle-ci, c'est qu'elle restreint à un strict minimum, qui reste toujours trop important sauf peut-être dans la mathématique, le sens de ceux-ci, limitant la ressemblance à l'identité et la coïncidence au lien de causalité.

L'amoureux du romantisme allemand - Novalis, Hoffmann, Tieck, Hölderlin - et de Gérard de Nerval sait parfaitement que cette lecture l'amène aux confins d'une folie qui n'est pas nécessairement la sienne. Le paresseux qui suivant l'exemple de Montaigne, reste trop longtemps le matin au lit, sait que la façon de penser qu'il adopte lui sera à peu près impossible plus tard à reproduire ou traduire, soit parce qu'une fois debout, il n'arrive plus à en retrouver les tenants et les aboutissants ou qu'elle se dissout dans l'oubli, soit parce que le bon sens, maladie qu'il partage également avec ses congénères, lui dicte de ne pas prononcer en public le souvenir de telles élucubrations sous peine de paraître un idiot ou une bête pire aux yeux de son contemporain.

C'est ainsi que pendant un an, d'une part je n'ai pu me convaincre de la justesse et de la fausseté simultanée de ces intuitions matinales, de leur force qui était justement celle qu'éprouve l'illuminé, que je n'ai parfois pu ni m'en souvenir ni rétablir le lien qui existait entre elles mais d'autre part, surtout, je n'ai pu me résoudre à les exprimer clairement ; car leur connexion et leur résolution auraient fait de ce blog un de ces systèmes clos tels qu'on les trouve dans l'esprit du paranoïaque ; lequel définitivement, une fois pour toutes, a tout compris.

(1) "La pensée magique n'est pas un début, un commencement, une ébauche, la partie d'un tout non encore réalisé ; elle forme un système bien articulé ; indépendant, sous ce rapport, de cet autre système que constituera la science, sauf l'analogie formelle qui les rapproche et qui fait du premier une sorte d'expression métaphorique du second. Au lieu, donc, d'opposer magie et science, il vaudrait mieux les mettre en parallèle, comme deux modes de connaissance, inégaux quant aux résultats théoriques et pratiques ( car, de ce point de vue, il est vrai que la science réussit mieux que la magie, bien que la magie préforme la science en ce sens qu'elle aussi réussit quelquefois ) mais non par le genre d'opérations mentales qu'elles supposent toutes deux, et qui diffèrent moins en nature qu'en fonction des types de phénomènes auxquels elles s'appliquent." Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage.

Illustration : enluminure de Phoebe Anna Traquair pour les sonnets d'Elizabeth Barrett Browning.

A voir absolument : la somptueuse et immense collection d'illustrations de BibliOdyssey, dont est extraite l'image en encart.

lundi, octobre 23, 2006

Voyage au centre de la terre

Hier soir, en regardant chez mes parents "Le Voyage au Centre de la Terre" (1) à la télévision, nous n'avons pas tari d'éloges quant à ce grand homme que fut Jules Verne : quel génie ! quel visionnaire ! Comme il a su prévoir avec justesse l'évolution du progrès scientifique ! Comme sa verve créatrice fut soutenue, sans être jamais bridée, par l'excellente qualité de sa documentation !

Il importe peu - je crois - que, contrairement à celle des vieux siècles qui la précéda, la science du XXIème siècle, dans son abrupte dégénérescence, n'ait pas découvert le grand océan central qui se cache sous les trente lieues de lithosphère, ni les admirables forêts de lépiotes géantes ( Macrolepiota Lindenbrockia ) qui abritent sous leur carpophore, dont l'exagération n'est liée qu'à la grande richesse du terrain sédimentaire, des taxons horribles de varans et de dimétrodons (2). Nous ne chipoterons pas non plus sur quelques détails techniques sans réelle importance. La quantité d'approvisionnement nécessaire à une expédition de plusieurs mois, la facile déambulation dans des tunnels larges comme ceux du métropolitain et bien sûr la manière tellement aisée et peu dangereuse de rejoindre la surface - on se demande bien pourquoi personne n'a songé à la mettre en pratique - auront sans doute choqué les mentalités vulgaires des spéléologues, des vulcanologues et des randonneurs - mais nous ne partageons pas le point de vue de ces espèces crapahutantes qui doivent leur esprit terre à terre à tout ce temps passé à regarder le sol !

Quoi qu'il en soit, ce fut un agréable divertissement. Mais je ne peux m'empêcher de songer au fait si curieux que l'invention de la science moderne s'accompagna aussitôt de sa contrepartie fantastique, la littérature de science-fiction. Est-ce un fait tellement courant qu'un système de croyances se dote immédiatement d'un discours à teneur prophétique sur ses possibles implications ? Ou cette projection dans l'avenir découle-t-elle pas de façon exclusive de ce qu'un des piliers du système repose justement sur l'assise instable du futur, du progrès et de l'évolution ? Est-ce seulement une question de mode si l'art ne produit pas d'innombrables romans portant sur les développements d'autres systèmes de croyances fantastiques ou réels (3) ?

Il existe bien une telle littérature en réalité. Elle ne se présente pas sous l'aspect fictionnel mais sous celui d'expériences vécues ou de réflexions raisonnables et de sages conseils en vue d'une vie meilleure ; et c'est bien ainsi qu'elle est assimilée immédiatement par ses lecteurs, comme une vérité présente, utile et incontestable, aussi invraisemblable qu'en soit le contenu.

Si je ne me trompe pas, c'est que les types de croyances qui fondent la science et la religion ne sont pas les mêmes. L'une s'appuie surtout sur l'évidence, l'autre en majeure partie sur la conviction. Le remplacement d'une évidence par une autre n'entraîne pas de remise en question essentielle de l'observateur. Au contraire le changement de foi implique l'apostasie. Mais les deux sont les piliers jumeaux du portique du même temple ; et les opposer de part et d'autre n'est pour notre esprit que la conséquence d'une stricte nécessité puisque, différents et identiques, leur éloignement contribue à soutenir la même construction.

(1) Le film de Henry Levin tourné en 1959.
(2) La différence entre le film et le livre est qu’il n'y a pas de femme dans l'expédition originelle de Jules Verne - non plus que de méchant aristocrate. Comme on pouvait s'en douter, tous les dialogues touchant à ces sujets ( le rôle des femmes dans la société, la discussion sur la peine de mort, etc. ) sont dus au scénariste américain. Vu sous cet angle, le passage le plus amusant est sans doute aucun le rajout d'un mystérieux champ magnétique susceptible d'attirer l'or et, du même coup, l'alliance de Mme Goetaborg, la libérant fort à propos de ses devoirs après la période légale de veuvage.
(3) A l'exclusion peut-être du Pendule de Foucault et du Da Vinci Code.


Illustration : Voyage au centre de la terre, par Édouard Riou, 1867. Cette image est copiée de l'excellent site "The illustrated Jules Verne", un must pour les fans de ses illustrations.

dimanche, octobre 22, 2006

Mondes transparents

J'ai parfois l'impression, en m'observant ou les gens autour de moi, que le monde intérieur est absolument vide et que la conscience tente de s'accrocher à je-ne-sais-quoi pour faire de ce vide un plein ; que les êtres humains se persuadent vivre des choses intéressantes et passionnantes, agréables ou affligeantes, qu'ils se convainquent d'être eux dignes d'intérêt et de passion.

C'est un phénomène extérieur à nous-mêmes, en vérité, que la conscience et il semble que sa faculté première soit de produire des images - l'imagination - de les enchaîner comme des perles sur le collier d'une jolie historiette, de lui trouver un sens sublime ou désastreux, de s'en complaire, de s'en réjouir ou de s'en plaindre, d'en tirer une certaine substance et importance, tant à l'objet qu'à soi, qui n'est autre que le sentiment du plein lorsqu'on le compare au vide.

Mais comme dans la fable, la bouteille n'est ni jamais à moitié pleine, ni jamais à moitié vide, celui qui se croit vivre pleinement car sa journée est remplie d'inutile, lorsqu'il pose par hasard son esprit, s'inquiète à juste raison d'un manque qu'il cherche à l'extérieur de lui ; alors que le vide ne se suffit pas car comment expliquer le plein par le vide ? C'est sur le plein que se construisent l'idée d'un sens et la motivation ; et dans le vide il ne se peut construire le moindre château de sable. Comment se sont bâtis les pieds d'argile des colosses que nous admirons autour de nous ?

Idem, pour l'expliquer, la différence entre le rationnel et l'irrationnel est insuffisante ; car si le plus souvent c'est au robinet de la raison que nous voyons l'homme remplir quotidiennement sa bouteille, il est aussi donné de la remplir à la source de l'irrationnel. Il lui suffit pour cela de faire un tri autre qu'à l'accoutumée parmi les phénomènes innombrables qui le stimulent et, alors qu'il privilégie certains d'entre eux, s'organise du monde une nouvelle représentation. Cette représentation peut lui paraître par sa nouveauté plus savoureuse, par son originalité plus digne d'estime, par sa complexité plus sujette à s'enorgueillir ; et ainsi nous constatons souvent que l'aventure irrationnelle s'achève, faute d'avoir fait complètement table rase de la première, dans l'inquiétude et dans l'horreur. Mais même s'il est possible par ce biais d'atteindre à l'extase, dans le fond tout ceci n'est que la répétition artistique du mécanisme qui concourut à créer ce monde-ci, opaque et solide, à partir de phénomènes transparents.

Illustration : Ubik n°38, par Dado.

samedi, octobre 21, 2006

La loi française dans le purin

Une fois n'est pas coutume, je me ferai l'écho d'une protestation entendue sur de nombreux sites et blogs. J'élargirai toutefois mon commentaire de sorte à analyser une tendance bien curieuse que j'ai cru déceler dans la loi française ces derniers temps.

Depuis le 1er juillet 2006, le décret d'application de la loi n° 2006-11 du 5 janvier 2006 d'orientation agricole empêche de fournir des recettes de produits naturels non homologués. Cette loi interdit toute utilisation, toute détention, voire toute recommandation de produits ne bénéficiant pas d'une autorisation de mise sur le marché. L'article vise les produits phytopharmaceutiques, c'est-à-dire les désherbants, les insecticides ou les engrais à base de plantes utilisés par l'agriculture biologique. Voici un extrait de l'article en question :

Art. L. 253-1. − I. - Sont interdites la mise sur le marché, l’utilisation et la détention par l’utilisateur final des produits phytopharmaceutiques s’ils ne bénéficient pas d’une autorisation de mise sur le marché ou d’une autorisation de distribution pour expérimentation délivrée dans les conditions prévues au présent chapitre.

Aussi le seul fait de communiquer publiquement que les feuilles de fougère éloignent les chenilles des choux, que l’eau chaude est un bon désherbant pour les allées peut valoir une condamnation à 2 ans de prison et 75 000 euros d’amende à son auteur. Cependant cette loi a surtout fait parler d'elle pour la prohibition implicite qu'elle imprime sur l'utilisation, on ne peut plus commune parmi nos jardiniers, du purin d'ortie ; et plus récemment, pour l'intervention de l'Inspection Nationale des Enquêtes de Concurrence, de Consommation et de Répression des Fraudes et du Service Régional de la Protection des Végétaux de l'Ain chez Monsieur Eric Petiot, promoteur de techniques agricoles alternatives. L'intervention s'est conclue entre autres par la saisie de ses cours et l'interdiction bien étonnante qui lui fut formulée d'aller cueillir avec ses stagiaires les plantes des alentours.

Immédiatement, je tiens à élever bien haut ma plus vive protestation : certains commentaires qualifient cette situation d'ubuesque. Ils se trompent lourdement. C'est à proprement parler kafkaïen !

Mais bien au delà du problème particulier soulevé par cet article, ce que je trouve surtout invraisemblable car cela me paraît totalement à l'antithèse de l'esprit de nos lois, c'est que depuis quelques années de nouveaux textes sont promulgués : ce ne sont pas des listes de choses à proscrire ; mais au contraire des listes de choses à autoriser ; et tout ce qui ne fait pas l'objet d'une permission spécifique est interdit.

Ainsi dans la même loi nous lisons :

Art. 265 ter. − 1. Sont interdites l’utilisation à la carburation, la vente ou la mise en vente pour la carburation de produits dont l’utilisation et la vente pour cet usage n’ont pas été spécialement autorisées par des arrêtés du ministre chargé du budget et du ministre chargé de l’industrie.

Cette sorte de formulation, par laquelle le législateur interdit ce qui n'est pas autorisé, me semble une complète aberration. Elle s'oppose à la lettre comme à l'esprit des droits de l'homme. Elle est anticonstitutionnelle (1). Il me semble évident qu'à partir du moment où l'inventaire est établi de ce que l'on permet - à l'exclusion donc de toutes les actions possibles et imaginables hors de ce catalogue nécessairement limité - il n'est plus question de la liberté des philosophes, cette fameuse liberté qui s'arrête où commence celle d'autrui (2). Ces nouvelles lois inversent le principe essentiel qui veut que soient ramenées au strict minimum les entraves mises à la liberté. Les philosophes des Lumières souhaitaient un monde où chaque homme soit fondamentalement libre de ses actes - sauf restriction occasionnelle. Par de tels textes, le nouveau législateur fait en sorte que l'interdit soit la règle. Et la liberté l'exception.

(1) "Le Peuple français proclame solennellement son attachement aux droits de l'homme [...] tels qu'ils ont été définis par la Déclaration de 1789", Préambule de la Constitution Française.
(2) "La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui", Déclaration des droits de l'homme de 1789.

jeudi, octobre 19, 2006

Chris Van Allsburg

Grâce à l'excellent blog In girum, j'ai fait connaissance avec l'oeuvre de Chris Van Allsburg, un illustrateur américain que moi seul ne devais pas connaître car trois films déjà ont été tirés de ses livres pour enfants : Jumanji, The Polar Express et Zathura.

Les illustrations de Chris Van Allsburg ont une tonalité onirique et fantastique qu'appuient souvent l'immobilisme de la composition et un dessin précis accentuant l'apparence figée dans le temps du mouvement des objets et des figures, l'exiguïté de l'espace que traduit le choix incongru de la source d'éclairage et du point de perspective ou la répétition inquiétante de trames symétriques faisant ouvertement référence aux pavages d'Escher. Deux autres influences possibles sont sans doute celles de Balthus et de Hopper.

Sur le site personnel de Chris Van Allsburg, vous pourrez aussi découvrir ses très étonnantes sculptures. Ne pouvant décidément me permettre l'analyse de cette oeuvre que je viens juste de découvrir, je vous conseille de vous rapporter pour elle aux trois articles "Les univers inquiets" sur In girum.

mercredi, octobre 18, 2006

L'ouvrage infini de Pénélope

Il me semble parfois que mon blog est une sorte de Santa Barbara de la philosophie. L'auteur et le lecteur passèrent entre eux un pacte tacite et menteur stipulant qu'il ne terminera pas et à cette fin se multiplient, se diversifient, se compliquent, s'entremêlent les intrigues secondaires jusqu'à ce que plus personne, ni d'un coté ni de l'autre de l'écran, ne sache exactement où l'on en est ni quel était le contenu des épisodes précédents ni qui est qui, ni ce qu'il faut espérer et attendre d'un dénouement qui, bien sûr, n'adviendra jamais.

Cette routine s'est instaurée au bout d'environ trois mois, limite à partir de laquelle l'essentiel des fantasmes du blogueur débutant s'évapore alors que se matérialisent peu à peu dans son esprit de solides convictions, tout comme les cristaux naissent dans la solution saline oubliée sur l'étagère par le chimiste ; et ces convictions font que ni ce que l'auteur écrit ni ce qu'on lui répond ne lui paraît une surprise car il est persuadé savoir quoi attendre du lecteur et quoi de ses articles. Le sentiment de nouveauté a disparu.

S'il me fallait donner un seul exemple de ces convictions, la plus évidente est que je serai encore là demain, le lendemain, le surlendemain pour continuer l'ouvrage. Pénélope le défaisait chaque soir. Elle attendait Ulysse éternellement.

Cette conviction modifie complètement ma façon d'envisager les choses. Elle me donne le loisir de négliger l'essentiel pour me consacrer à plein temps au superficiel ; je pourrai toujours remettre l'effort à plus tard. Je m'étais demandé un jour pour quelle raison j'évitai comme sciemment d'écrire ce que je m'étais donné pour but d'exprimer ici, préférant choisir telle ou telle anecdote distrayante. C'est entre autres que la conviction s'assortit d'une timidité - l'euphémisme de la terreur - de mettre un point final à l'oeuvre, une fois celle-ci achevée.

Mais je me rends compte que cette introduction est finalement suffisamment longue pour faire à elle seule l'objet d'un article. Elle illustrera cet autre type de croyance que sont les convictions.

Illustration : Pénélope et les prétendants, Pinturicchio.

lundi, octobre 16, 2006

Paniers de fruits réels et imaginaires



J'ai dernièrement jeté le rapide croquis de l'évidence, l'un des noyaux durs de la pensée. Suite à cet article de Flo, le temps me semble venu d'en évoquer un autre, à savoir le fantasme.

C'est un problème généralisé que de nous croire excellents dans les domaines où nous ne donnons aucune chance de l'être : en peinture, combien pensent que le premier venu peut choisir un pinceau, trois tubes de couleur au hasard et "faire" du Picasso ? Et celui qui évite soigneusement d'écrire peut toujours croire que s'il s'en donnait la peine, il concurrencerait n'importe lequel des romanciers sans difficulté. Heureusement pour lui, cet individu ne prendra jamais la palette et n'écrira jamais une ligne, ce qui lui laissera tout loisir de continuer à jouir de son fantasme : "si jamais je m'y mettais demain, alors je serais un cador".

Mais qui entreprend quelque chose en expérimente vite les difficultés. Bien joli de se moquer de tel ou tel scribouilleur ; mais rien que les trois cents pages de son mauvais roman de gare, il faut d'abord en avoir eu l'idée, les écrire une par une puis leur trouver un éditeur. Ce n'est qu'à ce titre qu'on peut prétendre être écrivain. Bien amusant de s'imaginer devenir un maître au jeu d'échecs ; mais derrière des raclées systématiques face à des joueurs pourtant bien éloignés du titre prestigieux, il faut reconnaître l'existence d'un problème. Et quand l'élève peintre, au moment où il commence à saisir les bases de la peinturlure, se retrouve nez à nez avec un Rembrandt ou un Turner, il s'aperçoit qu'il ne comprend même pas comment cela fut exécuté et se voit obligé d'admettre qu'un truc cloche quelque part.

S'estimer très satisfait alors qu'on ne fait rien, se tenir pour très insatisfait sitôt qu'on fait quelque chose, me semblent vaguement découler de la même source : le fantasme. Soit nous le laissons par notre inaction refléter une image avantageuse et fausse de nous-mêmes ; soit nous l'éprouvons par la pratique. Le beau miroir vole aussitôt en morceaux et nous blesse de ses éclats tranchants.

Un des principes du fantasme, c'est l'illusion de la réalisation spontanée du désir : il me suffirait de... et j'en obtiendrai immédiatement les fruits. Ce mensonge, reconnu intuitivement comme tel, est alors le plus souvent associé à une action fausse, c'est-à-dire une action qui n'a pas du tout pour but la concrétisation de l'espoir mais seulement de favoriser l'impression de notre inestimable valeur. C'est ainsi que naissent la plupart des critiques artistiques, politiques... ou même spirituelles, comme dans le blog que Flo cite deux articles plus bas.

Mais celui qui s'est lancé dans l'entreprise ardue se trouve bientôt devant un choix difficile. Soit il renonce en se disant : "cela n'est pas pour moi, j'en suis incapable". C'est désagréable à l'ego. Soit il abandonne en projetant son ressentiment vers l'extérieur : "cette activité est nulle, ceux qui la pratiquent sont des imbéciles et ceux qui l'enseignent des escrocs". Cette option-là est bien plus confortable à la satisfaction personnelle. Soit il persiste et tente de préserver son fantasme en le repoussant ad libitum, un peu comme dans la blague "on rase gratis demain" : "l'année prochaine, je serais maître FIDE" ; ou mieux encore "dans quelques vies, je serai bouddha" car là ne se pose pas la question de l'année prochaine et l'on ne se verra pas contraint de se répéter chaque fois la même phrase. Soit il continue en révisant son fantasme à la baisse. Son effort s'avère alors plus difficile car cette idée n'est pas très loin de "j'en suis incapable" et l'objectif initial s'est entre temps désagrégé. En fait, c'est probablement un mélange des deux derniers qu'éprouvent les gros musclés qui se trouvent trop maigres et les squelettes anorexiques qui s'estiment toujours trop enrobés par la peau leur restant sur les os.

On perçoit donc que le fantasme est constitué de deux facteurs, l'un qui consiste à charger d'importance inutile un objet, l'autre qui prête une valeur absolue à ses propres capacités. Aussi, à première vue, on pourrait croire que s'en tirera le mieux celui qui agit par plaisir et parce qu'il ne voit rien d'autre à faire, comme l'artisan peintre du Moyen Age qui, placé chez un maître à l'âge de dix ans, a pris pour routine de faire ses petites fresques. Certes, il n'aura pas le souci de se dépasser. Mais un esprit chagrin ne soupçonnerait-il pas justement quelque sentiment funeste à l'oeuvre dans cette curieuse préoccupation ?

En bref, on voit là tout le problème d'attendre ou de ne pas attendre de fruit de nos actes et l'embrouillamini indécrottable qui réside derrière nos meilleures et nos plus honorables motivations.

Illustration : Corbeille de fruits, Baltasar Van der Ast.

Et plus : un exemple fort à propos, signé Marion Mousse, sur le blog de Lisa Mandel.