dimanche, février 26, 2006

Paris balade, Paris que j'aime

Je ne peux résister à l'envie de vous faire partager ma découverte du blog "Paris balade, Paris que j'aime" de Julie70. C'est un petit blog photo qui, au premier abord, ne paie pas de mine comparé à tant d'autres où les prises de vue sont impeccablement cadrées, contrastrées, colorées, etc. Mais ce qui diffère là, fondamentalement, c'est le regard porté sur les choses. Je ne sais pas pourquoi, j'ai l'impression de voir une mécanique désossée.

En plus, il y a quelques commentaires et je peux vous assurer que cette dame sait ce qu'elle voit !


Two women meeting for a fleeting moment, by Julie70

mercredi, février 22, 2006

Zeitnot

Durant les deux semaines qui viennent, je n'aurai pas beaucoup de temps à consacrer à mon blog. Je vais participer à un tournoi d'échecs et il faut que je me prépare un peu de sorte à ne pas faire trop mauvaise figure : le niveau est plus relevé que je ne m'y attendais ! Je n'aurai certainement pas l'occasion d'affronter les meilleurs joueurs mais je pourrai regarder leurs parties si les miennes se terminent trop vite.

Un site intéressant pour ceux qui souhaitent améliorer leur compétence tactique est le Chess Tactics Server. Notez bien que le classement GLICKO qui vous sera attribué n'est pas le classement ELO ! Cette formule empirique de conversion devrait fournir une estimation de votre ELO à 100 points près :

ELO = 15 * (GLICKO ^ 0.65)
ELO = (1.25 * GLICKO) - 25

Une fois votre ELO calculé, vous pourrez comparer votre niveau au petit tableau ci-dessous :

> 1200 : Débutant
> 1400 : Joueur amateur
> 1600 : Joueur de club (moyenne nationale)
> 1800 : Bon joueur de club
> 2000 : Niveau national
> 2200 : Maître national


Ma formule est sans doute imprécise. Ne vous lamentez pas trop du résultat obtenu !

La décision importante du jour : David, je ne le remplirai pas, ton questionnaire cucul ! D'ailleurs, Miss Lulu elle pense pareil que moi et pourtant elle habite à l'autre bout du monde !

Magnétisme des sentiments

M'étant réveillé ce matin de toute autre humeur qu'hier, c'est avec hilarité que je constate la proximité de ces deux phrases dans mon article précédent :

« Depuis quelques années, on ne peut pas dire que je sois très heureux. »

« Au fait, les croyances remodèlent aussi les souvenirs. »

La première n'illustre-t-elle pas le phénomène décrit par la seconde ? N'est-ce pas la preuve même de ce que j'avançais ? J'ai l'intuition que ce qui façonne le monde, c'est avant tout les émotions. Autour d'elles, autour des sentiments se conglomèrent les croyances de la même manière que les lignes de limaille s'organisent autour de l'aimant. Telle émotion active presque physiquement - il serait sans doute plus juste de dire chimiquement - telles croyances et voilà que toute la bobine des idées associées se dévide et construit sur l'instant le filtre à travers lequel passé, futur et présent apparaissent à nos yeux. C'est peut-être ce qu'entendent les bouddhistes lorsqu'ils parlent de "voiles émotionnels".

Le même homme, à une heure enthousiaste, la tête pleine de projets d'avenir, verra le fil lumineux de sa vie se tracer à travers une série de rencontres et de coïncidences surprenantes, pour lui riches de signification, qui l'ont amené au jour béni d'aujourd'hui ; le lendemain, perdu dans l'univers instable, il contemplera du haut de la décharge de ses désillusions la poussière de ses pas sur le chemin jalonné de ratages qui l'a conduit là, au milieu de nulle part.

lundi, février 20, 2006

La forêt obscure

Je dois m'avouer que je rechigne à rédiger les articles que je m'étais proposés d’écrire et je me fais souvent l'impression d'une mule refusant de traîner sa charrette. Je ne dois pas avoir atteint le quart de l'objectif que je m'étais donné. La plupart du temps, comme aujourd'hui, je m'arrête sur le bord du chemin et je broute bleuets et coquelicots. Si je dois m'appesantir sur les raisons pour lesquelles je fais preuve d'autant de mauvaise volonté, c'est que mon but me paraît douteux et j'éprouve de la culpabilité à le remplir. Or ce sentiment découle seulement de la trop grande importance que je prête à mes propos et à leur éventuel impact.

Depuis quelques années, on ne peut pas dire que je sois très heureux. Le monde s'est effondré autour de moi et cette chose que j'avais ardemment souhaité s'avère être une malédiction. Tout ce qui était réel, beau, vrai, juste me paraît aujourd'hui un décor de carton pâte. Il en est peut-être de même du décorateur de théâtre qui ne peut plus jouir de la même illusion que le spectateur. La vie humaine est pour moi une mascarade tragique et insensée et tout en sachant qu'il ne s'agit que d'un point de vue, je ne suis pas capable de le modifier. L'unique et pénible solution me semble être d'attendre avec patience la fin de tout cela, la terrifiante - oui, disons le franchement : terrifiante - mort. Heureux Shakespeare qui parvenait à écrire des comédies !

Comment en suis-je arrivé à ce cul-de-sac ? Il serait de mauvaise foi d'affirmer que je ne l'ai pas intensément voulu. J'étais un idéaliste. Peut-être le suis-je encore ; il est difficile de se refaire. Ma jeunesse tendait surtout vers l'idéal mais à travers les ustensiles que fourguent les camelots aux coins des rues : l'amour, le bien-être, la reconnaissance d'autrui, la noblesse des sentiments, la liberté, l'égalité, la fraternité, etc. Force m'a été de reconnaître que ces bidules de foire ne s'utilisaient pas ; ou tout du moins pas de la manière indiquée dans le mode d'emploi. J'ai donc essayé d'en retrouver le bon usage par moi-même.

J'ai voulu écarter les croyances qui obstruaient évidemment mon chemin. Peine perdue ! Tous les systèmes d'intelligence qui fonctionnent sur la base d'un réseau neuronal n'ont pas d'autre but que de les fabriquer. Les fleurs éclosent au printemps ? C'est une croyance. Regardez les chrysanthèmes. Au fait, les croyances remodèlent aussi les souvenirs. Il est faux de penser que ceux-ci sont enregistrés comme une bande magnétique. Deux vieux qui se rappellent leur jeunesse ne seront jamais d'accord. Leur passé a évolué différemment. Enfin les croyances construisent non seulement l'univers dont nous nous souvenons mais celui que nous voyons ; et une guerre de religion a une portée bien autre qu'une simple lutte d'idées : c'est un orage magnétique entre deux univers. C'est une guerre des mondes.

Ainsi comme le poète, « nel mezzo del cammin di nostra vita mi ritrovai per una selva oscura, ché la diritta via era smarrita », me retrouvant au mitan de ma vie au coeur d'une sylve obscure, la voie droite étant perdue, j'éprouve quelque réticence à égarer mon lecteur avec moi.

Illustration : Gustave Doré, l'Enfer de Dante, chant I

vendredi, février 17, 2006

Muses en quête d'auteur

Ecrire permet de se rend compte d'un phénomène singulier que je vais m'efforcer d'exposer ici. Il s'agit de la confusion entre l'auteur, le narrateur, éventuellement ses personnages, et son style.

Je me rappelle avoir parcouru un blog romancé où étaient racontés les déboires ménagers d'une jeune femme nommée Tulipe. L'auteur recevait tels et tels commentaires sur les péripéties de son héroïne : "Moi aussi, j'ai le même problème que vous avec mes deux enfants". Elle avait beau répondre : "Mais je n'ai pas d'enfants, c'est un roman !" les mêmes remarques se perpétuaient d'un jour sur l'autre. C'est un cas assez exceptionnel dans le sens où le personnage principal menait une vie différente de celle sa créatrice.

La confusion entre auteur et narrateur est beaucoup plus courante. Le premier exemple qui me vient à l'esprit est celui où il utilise l'ironie pour exprimer son point de vue. Il emprunte temporairement la peau d'un autre lui-même, avec qui il est en désaccord, pour ridiculiser une certaine façon de voir les choses. Il se trouvera toujours un lecteur inattentif, pas familiarisé avec les vues habituelles du prosateur, pour croire qu'il dit réellement ce qu'il pense et s'élever d'autant plus violemment contre ces idées qu'elles sont grotesques. Mais certes, bien d'autres possibilités existent pour ce type d'amalgame.

Assez proche de cette confusion est celle qui assimile l'auteur à son style. Celui qui écrit s'aperçoit bien qu'il effectue un tri plus ou moins volontaire dans les idées, les sentiments qu'il choisit d'exprimer et la manière de les exposer. Il se rend compte que ces sélections - ou ces tics - donnent l'impression d'une personnalité autre que la sienne, d'un masque qu'il endosse dans la vie de tous les jours quoique fugitivement. Il se peut aussi qu'il écrive seulement lorsqu'il se sente en verve, plein d'humour ou au contraire d'humeur massacrante. Le lecteur ne voit à travers le style qu'une facette de sa personnalité. Pour lui, l'auteur n'existe pas autrement que de la manière dont il se présente.

Toutefois, la confusion la plus curieuse est celle de l'auteur avec ce que j'appellerai, faute de mieux, son inspiration. Il nous est arrivé à tous, je suppose, de relire un texte, un poème, une lettre d'amour rédigée il y a longtemps, depuis longtemps oubliée et de s'étonner : "C'est moi qui ai écrit ça ?" Aucune des métaphores, aucune des tournures, aucune des idées ne nous est familière. Il semble que réellement quelqu'un d'autre ce jour-là ait emprunté la plume. Les Romains, les Grecs distinguaient clairement l'auteur de sa Muse. Mais de nos jours, l'auteur ingrat préfère penser que lui seul a posé les mots sur le papier...

Illustration : Gustave Moreau, Hésiode et sa Muse

mercredi, février 15, 2006

La paralysie du sommeil

Le cauchemar, de Johann Heinrich Füssli

La paralysie du sommeil est un trouble très commun et pourtant étonnamment peu connu. Très commun : une personne sur cinq l'a éprouvé au moins une fois au cours de sa vie. Peu connu : si vous en parlez à un médecin généraliste ou même à un psychiatre, il y a de bonnes chances qu'il se mette à vous regarder avec un intérêt soudain et dérangeant.

En quoi consiste la paralysie du sommeil ? A l’assoupissement ou au réveil, le sujet s'aperçoit qu'il est incapable de bouger. Pourtant, il est parfaitement conscient ; il a bien l'impression d'être éveillé. Son état peut s’accompagner d'une crise de panique liée à l'idée d'une mort imminente ou l'impression de suffoquer. Pour beaucoup, l'expérience désagréable s'arrête au bout de quelques secondes.

Mais là où la chose se complique, c'est quand le phénomène s'assortit d'hallucinations : la personne a l’intuition qu'une présence plus ou moins maléfique guette dans sa chambre. Elle entend une porte claquer, des bruits de pas furtifs, une respiration rauque près de son oreille. Quelqu'un est juché sur sa poitrine - comme dans le tableau de Füssli - et cherche à l'étrangler. On estime qu'un pour cent de la population souffre d'hallucinations sévères où l'agresseur est distingué. Des attaques sexuelles ont plusieurs fois été signalées.

Ce trouble du sommeil a donné naissance à diverses légendes. Elles varient selon les cultures. Autrefois les incubes et les succubes, la "Cauque mare" - d'où dérive le terme cauchemar - ou bien la "Old Hag", démons, vieilles sorcières hideuses venaient s'accoupler avec les humains durant leur sommeil. Chez les Aztèques, des sorciers malintentionnés jetaient un sort aux braves gens pour piller leur garde-manger. Au Japon, on connaît le kanashibari (1). De nos jours aux Etats-Unis, le phénomène a pris la forme science-fictionnesque des abductions extraterrestres. En France, ce fantasme est rarissime ; mais certains pensent encore être les victimes de fantômes ou d'esprits malins.

Qu'un phénomène si fréquent ne soit pas bien connu peut surprendre : c'est que les sujets des cas bénins et dispersés n'ont pas le besoin d'en parler ; et ceux à qui il s'impose avec plus de violence n'osent le faire de peur d'être pris pour des fous. Ce qui frappe surtout lors d'hallucinations fortes, c'est le réalisme de celles-ci, le fait qu'elles se produisent parfois les yeux ouverts. Il est alors difficile de croire à une personne sans expérience des fausses réalités, soit à travers l'usage d'hallucinogènes, soit plus sobrement par le rêve lucide, que des visions si concrètes n'aient pas une origine physique ou surnaturelle.

En fait, la paralysie est un phénomène normal lors du rêve : le corps s'immobilise durant la phase de sommeil paradoxal. Elle devient un trouble lorsqu’elle se manifeste hors de cette celle-ci. Si la paralysie du sommeil est un des symptômes de la narcolepsie, elle touche néanmoins un grand nombre de personnes qui n'en sont pas atteintes. Divers facteurs liés à l'âge, au stress, au rythme de sommeil peuvent la déclencher. Elle n'est pas considérée comme une maladie, s'estompe avec le temps et ne présente pas de danger.

(1) Ce terme signifie "être fermement ligoté" ou "immobilisé avec des liens d'acier".

Plus d'infos sur la paralysie du sommeil ?

On regrettera le peu d'informations en français sur la paralysie du sommeil.

La paralysie du sommeil.
Article de la Wikipédia sur la paralysie du sommeil.
Excellente initiative, le forum francophone sur
La paralysie du sommeil.
Le site le plus documenté (en anglais) :
Sleep paralysis and associated hypnagogic and hypnopompic experiences.

lundi, février 13, 2006

Blogia Americana

Je découvre ce commentaire sur le blog Lulu's Life in Cornland - or quel pressentiment étrange m'incite à interrompre, à peine entamé, le cours de mon propos ? Je regarde droit dans les yeux mon lecteur et vois l'effroi poindre déjà dans sa pupille dilatée ; son coeur s'emballe et sans qu'il s'en fut aperçu, une fine sueur perle le long de son échine refroidie : rassérène ton âme effarouchée, ami lecteur, le blog de Lulu est écrit en français !

Qu'étais sur le point de dire ? Oui, sur Lulu's life, on lit cette note récente :

« Ce qu’il me semble, c’est qu’au Canada on ne s’enfonce pas dans la déprime comme en France. A force de voir l’enthousiasme qui se dégage des blogues Canadiens par rapport aux français, j’aurais moi aussi envie de partir chez eux. »

C'est une remarque que je me suis faite - je parlais de l'enthousiasme, non pas vraiment de me geler les miches parmi les caribous ; quoique cette idée, à dire vrai, me soit plusieurs fois venue à l'esprit. Les blogs français - et de manière plus vaste des trois Gaules, l'aquitaine, la celtique et la belge - sont pauvres. Une fois écartés ceux rédigés en SMS ( "L m fé tro kifé 7 meuf mdr !" ) et ceux qui présentent des poèmes et des chats, on rencontre des blogs consacrés soit exclusivement à une activité spécialisée, le plus souvent un hobby répandu ( photographie, graphisme, informatique, littérature, cuisine, musique, oenologie, etc. ) soit à une réflexion ronchonne sur l'actualité télévisuelle ou bloguesque, soit enfin à l'introspection d'un coeur perdu versant une bile baudelairienne sur le mur gris d'une prison ordinaire.

Par contre, une étonnante quantité de blogs canadiens - et américains - me paraissent riches autant par leur contenu que par leur forme d'expression. Il semble que sur cette terre lointaine, le blog y pousse comme une fleur naturelle, épanouie, colorée, odoriférante alors qu'elle perd ici ses teintes et son parfum, pauvre fleur exotique que l'on cultive en serre. L'essentiel me semble être que, contrairement à nous, les américains ne se posent pas la question de savoir si ce qu'ils écrivent est intéressant : leur vie leur suffit.

J'en tiens pour exemple le Journal de bord d'une camionneuse dont voici la description :

« Je suis camionneuse. Le camion, c’est mon bureau, les routes de l’Amérique, mon territoire. Je travaille avec 5 millions de collègues qui sillonnent ces couloirs le jour, comme la nuit. Ma vie de tous les jours n’a rien d’ordinaire. Quand je me lève, je suis toujours ailleurs. Je me réveille dans une autre ville, un autre climat, un autre pays, un autre paysage. Je suis rarement au même endroit le matin, le midi, ou le soir. Il fait cinq degrés sous zéro le jour, le lendemain à la même heure, il en fait 20. La neige couvre le sol un matin, les cactus s’étirent au soleil le jour suivant. »

Il y a ici un bel article. Combien de routiers seraient-ils capables de voir et de décrire leur métier sous cet angle ?

dimanche, février 12, 2006

L'ethnographie, discipline maudite

A l'esprit bien pensant, l'ethnographie est une science ô combien plus dangereuse que celle-même du diable et j'adhère de tout coeur à notre programme d'éducation qui bannit son enseignement des classes maternelles. Celui qui jette un oeil dans la littérature ethnographique se rend compte avec ébahissement que tout ce que les hommes ont cru sur eux-mêmes comme sur le monde, sur la société et ce qu'elle devrait être, tout ce pour quoi ils se sont battus et entretués est un tissu d'absurdités qui semble le résultat d'un jeu de cadavre exquis - à l'exception bien sûr des démocraties occidentales qu'éclairent depuis longtemps les luminaires conjoints du matérialisme dialectique et de la vraie religion.

Les opinions sur les origines du monde, qui ressemblent à s'y méprendre à celles de nos savants les plus télévisuels, la ponte d'un oeuf unique par quelque gros gallinacé étrange surgi on ne sait trop comment d'un chaos primordial - si ce n'est le contraire - l'obnubilation d'une catastrophe cosmique qui se serait déjà produite au début des temps, la destruction du monde par le feu - ou bien l'eau - et que l'on ne me soupçonne pas de mettre en doute les propos sensés des écologistes, ni même les miens dans l'article précédent - l'apparition et la disparition d'espèces animales pour des raisons plus ou moins propres à engendrer la stupéfaction, la gloire de héros, modèles pour l'avenir de comportements sanguinaires et barbares, expliqués à l'intention de la jeunesse par une série d'aventures invraisemblables et gobées tout aussi aisément que l'oeuf plus haut, la légitimité absolue de l'ordre social - je voulais dire l'inégalité sociale - jusqu'à ce qu'un nouvel ordonnancement vienne le remettre en question ; et bien sûr la persuasion que ladite société est la seule à détenir une vérité fondatrice qui en fait l'exception, le peuple élu, le seul troupeau d'humains dignes de ce nom au milieu d'un tas immonde de porcs et de vandales ; toutes ces croyances malsaines et issus d'esprits dérangés doivent être étudiées méthodiquement par quelques virologues du mental, isolés du reste de la population de crainte de lui transmettre une mystérieuse et coloniale maladie, avant l'éradication imminente, totale et sanitaire des tribus de sauvages qui en sont principalement atteintes. Cette littérature d'ethnographie, devenue alors inutile, pourra être rangée dans les enfers précieux des bibliothèques et consultée avec intérêt dans quelques siècles par les médiévistes futurs.

Si une part importante de la population venait à prendre connaissance de ces ouvrages à l'index, il se pourrait que les fondements les plus sains de notre civilisation se voient injustement décriés, les bases les plus salubres de notre légendaire équilibre insidieusement sapées et les clés de notre scientifique sagesse confondues dans le trousseau de la folie. Malheur, malheur, encore malheur à qui s'aventure à plonger son regard ténébreux dans ces disciplines maudites !

Quelques ouvrages à soustraire absolument des mains de vos enfants :

Mœurs et sexualité en Océanie de Margaret Mead.
Plus ardu : Le cru et le cuit (Mythologies I) de Claude Lévi-Strauss.

Un livre que j'aurais du citer quelques articles plus tôt :

La vie quotidienne chez les Aztèques de Jacques Soustelle.

Clin d'oeil : Cassadaga me fait l'honneur de présenter un des mes petits dessins sous Photoshop. C'est inspiré d'une photographie, mais tout fait à la souris. Si je vous le signale, c'est que j'en suis quand même un peu fier... ;)

Correction: j'ai supprimé le lien car il n'existait plus.

Le plan brillant du sénateur Palpatine

Flo vient de rédiger un article sur la manière dont les dictatures technologiques sont en train de se mettre en place. Mon opinion diffère sur quelques points. Pour éviter les longues et fastidieuses explications que ce sujet ne manquerait pas de nécessiter, j'ai choisi de comparer ce que nous vivons avec le plan du sénateur Palpatine dans Stars War. Ce choix paraîtra dérisoire à ceux qui n'ont pas saisi la justesse de l'étude politique réalisée par Lucas. Mais ceux-là n'auraient pas adhéré non plus à un exposé circonstancié.

Le premier point du plan du sénateur Palpatine est de provoquer la panique. L'histoire des peuples regorge de sorcières, de bolcheviks, d'égorgeurs papistes ou huguenots, de réactionnaires rouges, blancs ou diversement colorés, d'anarchistes sanguinaires qui terrorisent la veuve et l'orphelin ; ce n'est pas la peine de s'étendre plus là dessus. Sous ce prétexte, on "lutte contre l'insécurité", on renforce le pouvoir de l'état, on met en place une surveillance policière, on supprime les libertés sans que personne ne remarque rien ou n'ose franchement l'ouvrir. Dans notre cas, cet objectif est déjà amplement couronné.

L'analyse de Flo s'arrête à ce stade. Or il peut paraître négligent d'oublier la suite du plan car le second point est d'habitude le déclenchement d'une guerre mondiale. Tous les Palpatine de l'histoire ont appliqué cette procédure : César, Louis XIV, Napoléon, Hitler, etc. Lors d'une bonne guerre, il n'est plus question de savoir si on est pour ou contre le gouvernement. Il faut être "patriote" et comme l'a dit l'autre : "ceux qui ne sont pas avec moi sont contre moi". Quand la population fait face un ennemi extérieur, elle ne peut plus s'insurger contre les mesures prises par l'état : plus question de pester contre le gouvernement, plus question de faire machine arrière, il ne reste qu'à faire bloc parce qu'on est devant le fait accompli.

Enfin, le troisième point du plan de Palpatine, une fois la guerre imminente ou déclarée, c'est d'éliminer, sous prétexte de traîtrise, les Jedi, c'est-à-dire les rares qui conservent un point de vue lucide sur la situation et veulent arrêter le massacre. Cet objectif est enfantin à réaliser puisque l'attention de la population est obnubilée par les événements extérieurs. Les pauvres malheureux ont le choix entre fuir dans un coin paumé de l'univers et attendre que ça passe, comme Hermann Hesse en 14 ; ou encore se faire assassiner, comme Jean Jaurès.

Les événements plus ou moins récents nous montrent que plus personne ne sait ce qu'est une démocratie ; que plus personne n'est capable de faire preuve du moindre recul sur la situation ; que plus personne ne peut s'empêcher de privilégier les émotions primaires sur le bon sens. Nous avons l'impression d'être dans un bar avant que les clients bourrés et hargneux n'engagent une bataille de comptoir. Il est vain d'essayer de les raisonner.

vendredi, février 10, 2006

Hauteur limite

Un rêve lucide. Je suis à la campagne au milieu d'une prairie. Entourée de haies d'arbres, elle est traversée dans le sens de la longueur par une ligne téléphonique. En volant, je me rends compte que je suis en train de rêver et je me rappelle même avoir fait un autre rêve lucide dans la nuit. Comme le contenu de ce dernier m'échappe, il se peut aussi que ce soit un faux souvenir.

J'essaie de voler au dessus du niveau que détermine la ligne. Elle se change en une sorte de barre de saut en hauteur. Les différentes techniques mises en oeuvre, plus ou moins fondées sur la concentration ou le détournement de l'attention, échouent successivement. Je renverse la gravité. Cela fonctionne mais je n’obtiens pas l’effet voulu : j’ai la sensation de chuter alors que je souhaitais avoir celle de monter.

Il me semble qu'il y a deux causes à ce petit problème qui m'arrive assez souvent, au point que je passe parfois tout mon rêve - c'est-à-dire deux ou trois minutes - à essayer de le résoudre. La première est une limite visuelle, une sorte d'horizon constitué par la ligne de la cime des arbres, des toits des maisons ou encore une ligne téléphonique comme dans ce rêve-ci. Il est très difficile de passer au dessus. La seconde est la sensation de gravité. Dans mon cas, voler consiste à lutter consciemment contre l'impression de chute, c'est pourquoi inverser la gravité ne s'est pas avéré satisfaisant. Une solution qui aurait pu convenir aurait été de me rendre léger comme un ballon gonflé à l'hélium.

A voir : la planche de BD Übertrouillarde sur le blog La Lanterne Brisée. Chose stupéfiante, Esther ne serait pas dessinatrice mais compositrice professionnelle ! On trouvera sur son blog quelques petits morceaux de son crû, dans un style tout à fait atonal.

jeudi, février 09, 2006

Compléments de réalité

Il me vient à l'esprit une explication supplémentaire à l'illusion d'optique que présente l'article précédent. Si, ainsi que je l'expliquais plus bas, de près la perception s'attache naïvement, comme dans un smiley, au tracé des éléments du visage - et on notera que la forme des sourcils détermine l'essentiel de l'expression - de loin elle restitue plus de détails qu'il n'en existe ; elle les crée au besoin. Je n'arrive plus à retrouver sur le net cette expérience réalisée dans un laboratoire de la vision, dont voici la présentation grossière.



Dans cette photo de marathoniens et de leurs spectateurs, regardons les visages les plus éloignés desquels on parvienne encore à saisir le détail. Monsieur A a l'air sévère avec ses lunettes noires. L'ailette de son nez et la monture de droite reçoivent un éclat du soleil. De Monsieur B, on ne distingue plus grand chose, sinon qu'il est âgé, chauve et qu'on discerne encore ses yeux comme des taches séparées. Il a peut être une petite moustache tombante et grisonnante, mais rien n'est moins sûr. Faut-il le préciser, il est évident que tous deux sont de sexe masculin.

Maintenant, que voyons nous réellement de Monsieur A et de Monsieur B ?

Monsieur A
Monsieur A

Monsieur B
Monsieur B

Le fait que la réalité puisse être complétée, voire reconstituée, à partir d'indices pauvres et disparates n'étonnera pas les rêveurs lucides. Ils savent qu'un monde intégral, cohérent, pouvant présenter toutes les critères de la réalité, est créé lors du rêve, sur les seules bases de l'activation aléatoire des neurones durant le sommeil paradoxal (1). Une grande partie de notre réalité - si ce n'est la majeure - étant le fruit du fonctionnement cérébral, on comprend qu'elle diffère assez peu de l'hallucination. C'est d'ailleurs ce que Dali souhaitait montrer à travers sa méthode paranoïaque-critique.

(1) Cette phase de sommeil est appelée paradoxale justement parce que l'activité électrique corticale est similaire à celle de l'état de veille.

mercredi, février 08, 2006

Camouflage psychologique

La méthode paranoïaque-critique, le fer de lance de Salvador Dali, consiste en grande partie à créer des images doubles et à dissimuler des représentations à l'intérieur d'un tableau. Dali utilise une méthode de "camouflage psychologique" - selon ses propres termes : il reproduit, à proximité du dessin caché, des formes similaires, comme s'en apercevra dans l'exemple cité plus bas.

Pour ceux que ce jeu amuserait, je propose une nouvelle méthode d'image double inspirée d'une illusion d'optique trouvée sur le site de Jean Pierre Petit. Les curieux qui ont suivi le lien dans l'article en question l'auront déjà vue.



De près, le visage de gauche est celui d'un homme grimaçant et celui de droite d'une femme calme. De loin, c'est l'inverse. L'explication fournie sur le site est incroyablement tarabiscotée et, à mon humble avis, à peu près fausse. Je crois que l'incompréhension découle de l'obnubilation sur la méthode utilisée : plaquer sur une image soumise à un filtre passe-bas (ne laissant que les grandes masses) celle issue d'un filtre passe-haut (qui restitue seulement les détails). En fait, le filtre passe-haut va juxtaposer des contours de tons complémentaires. A partir d'une certaine distance, ces valeurs seront perçues par la même cellule rétinienne et leur addition optique va produire une tonalité neutre confondue avec le reste. On ne discernera alors que les grandes lignes du dessin.

L'intérêt de cette illusion réside donc exclusivement dans le fait qu'elle met en évidence l'importance des détails et des contours - les yeux, le nez, la bouche - dans la perception d'un visage humain. En effet, de près, les zones de valeur apparaissent comme secondaires et n'entrent pas en compte dans l'appréciation de l'émotion exprimée - du moins de manière consciente. L'idée que je propose serait de créer des images doubles où l'agencement des zones de valeur ajouterait une impression inconsciente, voire contredirait, le tracé lisible du dessin.

Ce principe peut-être utilisé dans un tout autre but. Dans cette nature morte du peintre flamand Willem Claesz Heda, le surgissement de la réalité est obtenu grâce à l'ajout de minuscules éclats spéculaires et de petites lignes d'ombre aux masses indistinctes des objets. Mais là, je crois que je n'apprends rien aux peintres...



Oeuvre originale.


Image avec filtrage passe-bas : les grandes masses sont indistinctes.


Image avec filtrage passe-haut : ce sont quelques rares éclats qui donnent l'impression de réalité.

lundi, février 06, 2006

La défense Loujine

Il y a quelques jours, j'ai prétendu qu'il n'existait qu'un seul roman digne de ce nom sur le thème du jeu d'échecs, celui de Zweig. J'avais oublié "La défense Loujine" de Nabokov. Honte à moi.

Pour m'éviter d'encourir la haine du spectre de l'écrivain, j'ai acheté le livre. Mais je n'arrive pas à aimer Nabokov. J'avais déjà lu Lolita et Ada. Les cinq premiers chapitres du Loujine sont virtuoses. On a l'impression que le narrateur est une abeille au regard surchargé de facettes dorées qui, virevoltant autour des personnages, entre soudain sous la voûte ombragée de leur crâne où elle butine furtivement quelques pensées avant de ressortir tout aussi vite par la fenêtre ouverte de leurs yeux cristallins. Néanmoins cette virtuosité est comparable à celle du pianiste qui enchaîne les arpèges le plus rapidement possible pour éblouir l'auditoire. Il oublie l'idée du morceau.

Quant au contenu, j'ai déjà évoqué Madame Bovary pour le "Joueur d'Echecs". Ici encore, la comparaison est valable. Qu'on imagine une Madame Bovary dont le rustaud de pharmacien serait le héros. L'esprit rivé à ses formules alambiquées et à leurs ingrédients, son corps l'empêtrant comme ses vêtements, la figure piètre et ennuyée dans les réceptions qu'organise sa jolie épouse, la risée discrète de son entourage, il perdrait les pédales, verrait l'univers sous l'aspect d'une préparation chimique dont il ne maîtrise plus la concoction et finalement se suiciderait à sa place ; tout cela vu non pas avec la lorgnette de Flaubert, mais celle de Dostoïevski. Loujine n'est pas pharmacien. Il est joueur d'échecs. Il aurait pu être mathématicien, cryptographe, informaticien. La "Défense Loujine" serait alors une biographie d'Alan Turing (1).

Ce roman a sans doute lancé le cliché ennuyeux de l'association banale entre jeu d'échecs et folie. J'ai le sentiment que Stephan Zweig s'en est beaucoup inspiré et qu'il a divisé le héros de Nabokov en deux : le physique et le relationnel désagréables de Loujine constituent son champion d'échecs ; son mental est adapté au chausse-pied à un double de Zweig même. Tout ceci ne signifie plus rien : les deux personnages de l'écrivain autrichien sont des songeries sans corps.

Pourtant le roman de Zweig marque davantage l'imagination. Il contient plus d'idées fascinantes : des bourreaux, des prisons, de la cruauté mentale, de la folie, un navire sur l'océan, un combat de David contre Goliath, un titre de champion du monde. Il se rapproche du mythe. Reste de la "Défense Loujine", en plus d'un style extraordinairement brillant, une magnifique description psychologique d'états morbides où la réalité sensorielle se délite, devient de plus en plus tenue, laisse voir par transparence comme le verre dépoli des kaléidoscopes des séries grotesques de souvenirs fiévreux, de spéculations difformes, d'images hypnagogiques lesquelles se répètent et se répètent, fractalement, à l'infini.

(1) Alan Turing, mathématicien anglais et père de la notion d'intelligence artificielle, s'est suicidé.

jeudi, février 02, 2006

Les nudités invisibles

C'est en ôtant ses vêtements que le jeune chimiste Jack Griffin, dans le roman d’H.G. Wells, devenait invisible. Une anecdote amusante, trouvée sur le site de Jean-Pierre Petit, prouve que cette bonne vieille méthode fonctionne toujours :

«Nous avons dans la tête un lot d'expected signals (signaux auxquels nous nous attendons). Quand une perception, un concept, une idée sort de ce que nous sommes capables d'imaginer, tout cela n'accède même pas au niveau de notre conscience, étant inconsciemment classé au niveau des illusions d'optique. Nous sommes l'objet en permanence d'une censure mentale très active.

Il y a pas mal d'années j'étais à Aix en Provence avec une femme que j'ai beaucoup aimée. [...] Un soir je lui ai proposé une expérience : aller de son domicile au mien, nus. Carrément. On a mis nos vêtements dans un cabas et on est sortis de son studio, situé au dernier étage. Il devait être près de minuit. Nous avons cheminé à pas vifs. Ainsi nous n'étions visibles par les gens que nous croisions que pendant un laps de temps assez bref.

Immédiatement, nous avons croisé dans l'escalier un couple de voisins qui rentraient d'un dîner.
- Bonsoir Marie Dominique...

- Bonsoir Madame....
Pas de cri de surprise, rien. Nous avions l'air si naturels que ces braves gens ont du penser qu'ils avaient sans doute mangé ou bu quelque chose qui avait créé cette hallucination et il est très probable qu'il n'en n'ont même pas parlé entre eux après avoir eu cette brève vision, de peur de passer pour des gens atteints d'un début de maladie mentale. [...]


Le même phénomène s'est reproduit pendant toute la traversée de la ville qui, à cette époque et dans ce quartier, était peu fréquentée. Cela me rappelait une scène du film Little Big Man où Dustin Hoffman emmène son père adoptif Indien. Ils traversent un champ où les soldats Yankees se livrent à un massacre abominable. Mais, fait étange, ceux-ci ne semblent pas les voir. Et le père d'adoptif de Dustin, qui est aveugle, dit : « C'est normal, nous sommes devenus invisibles ».

Marie-Do et moi étions devenus "invisibles" parce que nous avions adopté un comportement inconcevable ( du moins à l'époque ). Il existe un phénomène de "cécité intellectuelle". Si un évènement est par trop inconcevable, nous le rejetons, tout simplement. »

Bien que la théorie des expected signals présente un fond indéniable de réalité, je ne suis pas satisfait de cette explication - non plus d'ailleurs qu'une grande part de celles que l'on lira sur la même page. Une nuit glaciale d'hiver, j'ai croisé sur la place d'un lotissement bourgeois un groupe de jeunes gens en slip de bain, les filles les seins nus, posant pour une photo de groupe. J'ai fait comme si de rien n'était mais, rentré chez moi, j'ai rigolé comme une baleine pendant un bon quart d'heure. J'imagine que telle fut aussi la réaction des deux braves voisins de l'histoire.

Quiz : saurez-vous trouver le nu dissimulé dans le "Paysage avec image cachée du David de Michel-Ange" de Salvador Dali ?

mercredi, février 01, 2006

Lemmings et autres petites bêtes

Je n'ai pas envie d'être très sérieux ce soir et je ne parlerai donc pas de l'incroyable erreur d'observation qui nous a convaincu durant des décennies que les lemmings se suicidaient par populations entières et se précipitaient à la suite d'un chef - le Napoléon, l'Attila des lemmings - leur ayant persuadé au loin d'un avenir radieux, depuis des falaises glacées dans les eaux tragiques des fjords imposants de Norvège. Je ne parlerai pas non plus du rapport entre l'apparition de cette fable - un documentaire animalier des productions Disney, entièrement réalisé en studios - et le contexte de la guerre froide au cours de laquelle elle naquit. Cela suffit.

Les vrais lemmings sont de petits animaux charmants qui ressemblent, à mon goût, assez à de minuscules marmottes. Ils ne connaissent pas pourtant, au contraire de la marmotte et de moi-même, la délicieuse manie d'hiberner durant les fragiles mois d'hiver. Au contraire de la marmotte et de moi-même, toujours, leur population subit d'importantes fluctuations selon un cycle de quatre ans. Ce cycle est synchronisé à celui de leurs adorables prédateurs, carnassiers aussi mignons que le renard arctique ou l'hermine.

Je confesse avoir un faible pour toutes ces exquises petites créatures auxquelles je reconnais un faciès, bien plus que celui de la vache, du chien ou du chat, proche de l'être humain.


Hermine (© GREA & Olivier Gilg) et martre (détail d'une photo de Pascal Robyns)

Plus d'infos sur les lemmings ?
Les prédateurs seraient responsables des cycles du lemming.

A voir : très jolie
photo d'écureuil sur le blog de Pascal Robyns "Regard de Bucheron".

Sens obligatoire

Est-ce parce que mon dernier article est assez mal fagoté - je trouve - que j'en distingue aisément toutes les coutures ? Toujours est-il que je me surprends à voir comment d'une anecdote assez simple peut émaner un sens complexe ; et surtout à discerner ce qui l'évoque - le sens - de la même manière que l'imagination extrait d'une forme incomplète le contour précis d'un objet.

Notons que mon récit présentait seulement une énumération de faits. Le narrateur, à l'exception d'une phrase où il prend parti, n'attribue aucune valeur positive ou négative aux événements relatés. Et pourtant, l'historiette se change en mythe ; l'impression générale devient celle d'une injustice ; l'idéal triomphe mais au prix du sacrifice du gentil héros. Quant à son adversaire, le méchant Jeffreys, il est finalement couvert d'honneurs.

Autant dire que tout n'a pas du se dérouler ainsi - bien que, paradoxalement, tout se soit très exactement déroulé ainsi. Comment une succession de tableaux neutres entraîne-t-elle cette impression dramatique ? Le premier point à relever est que l'anecdote, dans le but d'attirer l'intérêt, doit se bâtir sur un agencement de contrastes qui sont ici : vérité/mensonge, réussite/échec, solitude/multitude, reconnaissance/rejet. Le second point est que dans le décor ainsi tracé, les personnages s'organisent naturellement selon un schéma mythique : dans notre cas, celui du héros valeureux en butte à la jalousie et aux calomnies de ses pairs. Ainsi, à partir du moment où les contrastes sont posés, le récit s'organise de lui-même en un système significatif.

Après m'être bien creusé la tête, je viens juste de me rappeler un autre exemple. Dans cette blague, deux événements simples sont accolés. Le sens change si l'on inverse leur ordre dans le récit. En voici un résumé très succinct :

Un mari et sa femme sont au lit. Le mari se sent très aimant. Il pense qu'ils vont faire l'amour. Mais au moment crucial, la femme lui dit : "Non, mon chéri, je ne le sens pas bien..." Puis après un petit baratin : "Je voudrais que tu m'aimes pour ce que je suis et non pour ce que je fais pour toi au lit".

Plus tard, ils sont dans un magasin de mode. La femme se sent très aimante. Elle pense que le mari va lui acheter les robes qu'elle a choisies. Mais au moment de payer, le mari lui répond : "Non, ma chérie, je ne le sens pas bien... " Puis après un petit baratin : "Je voudrais que tu m'aimes pour ce que je suis et non pour ce que je t'achète."


La juxtaposition de deux événements similaires crée l'impression que le second est la conséquence du premier. Le fait que tous deux débouchent sur un refus donne le sentiment d'une vengeance. Mais que l'on raconte l'un ou l'autre d'abord et soit l'homme, soit la femme, joue le rôle du méchant puni.

Ainsi, le sens naîtrait de l'ordonnancement des pensées dans le discours et de l'effet de causalité qui en découle. Il ne deviendrait intelligible que s'il se situe dans un contexte connu et éprouvé. Pour ces raisons, certains rêves pourraient nous paraître "pleins de sens" bien qu'il nous soit impossible de dégager le moindre message de ceux-ci.