mercredi, novembre 30, 2005

Le système de commentaires le plus débile de la blogosphère

Je crois avoir découvert sur ce blog le système de commentaires le plus débile de la blogosphère.



Je n'ai pu m'empêcher d'y laisser le mien.



Si vous faîtes un tour sur ce site, vous apprécierez aussi le charmant fond d'écran...

Entreprises de démolition

Il y a quelques années, ayant repoussé l'objectif d'une randonnée solitaire de plus en plus loin, imprudemment au gré de l'attrait des panoramas, je me retrouvai sur le chemin du retour pris d'une véritable fringale. Mais plus rien à grignoter dans le sac à dos ! Il me restait deux heures de marche. Durant ces moments pénibles, je pus éprouver diverses conséquences du mode "économie d'énergie" sur le mental : pensées obsessionnelles, incapacité à raisonner, résurgence des défauts du caractère et autres. Une fois dans ma voiture, je me précipitai vers le premier restaurant rapide où j'eus tout loisir, devant un bon gros hamburger, de réfléchir aux conséquences de ce que j'avais expérimenté.

Dans ces circonstances précises - elles durent me marquer au fer rouge car je m'en rappelle comme si c'était hier - me vint l'idée suivante : les croyances dont nous faisions si grand cas n'étaient en vérité qu'une forme d'économie. Nous ne disposons pas du temps et de l'énergie nécessaire pour incessamment évaluer, tester, classer et relier entre elles les innombrables informations dont chaque instant de vie nous submerge. Toute opinion formée sur les choses devient rapidement une conviction difficilement déracinable. Enfin, dernière forme d'économie, à caractère social celle-là, nous acceptons les préceptes des personnes en vue car leur réussite sociale semble la preuve de l'efficacité de leurs positions.

C'est ainsi que l'on voit les personnes les plus intelligentes adopter sans s'en rendre compte les vues les plus stupides, les plus souverainement contradictoires, mutuellement destructrices ou qui nuisent même à leur adaptation. Or la question des croyances est fondamentale pour quelqu'un qui espère approcher la vérité car le logicien sait qu'une prémisse fausse permet de conclure à toute autre fausseté. Et comme le remarque Descartes dans l'introduction de sa Première Méditation :

Je me suis aperçu que, dès mes premières années, j'avais reçu quantité de fausses opinions pour véritables, et que ce que j'ai depuis fondé sur des principes si mal assurés ne pouvait être que fort douteux et incertain ; de façon qu'il me fallait entreprendre sérieusement une fois en ma vie de me défaire de toutes les opinions que j'avais reçues jusques alors en ma créance, et commencer tout de nouveau dès les fondements, si je voulais établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences. [...] Je m'appliquerai sérieusement et avec liberté à détruire généralement toutes mes anciennes opinions. [...] Parce que la ruine des fondements entraîne nécessairement avec soi tout le reste de l'édifice, je m'attaquerai d'abord aux principes, sur lesquels toutes mes anciennes opinions étaient appuyées.
Je doute de la liberté avec laquelle Descartes s'adonna à cette entreprise de démolition. En ce siècle, on rôtissait vite sur un bûcher. Quoi qu'il en soit, j'avais engagé le même projet il y a quelques années et en avais tiré, après une bonne dépression nerveuse, les conclusions suivantes : il n'est pas possible de détruire les croyances. Une croyance positive fera place à une croyance négative, mais une croyance tout de même. C'est un leurre que d'imaginer l'esprit humain pouvoir fonctionner sans elles : toute notre représentation du monde repose sur la connectique neuronale, et chaque connexion est elle-même une croyance en fondement.

Je viens de lire la confirmation de cette hypothèse dans un article du magazine Cerveau et Psycho, publié sur Deepsound Blog. En voici un extrait. Il s'agit d'une expérience sur les opinions réalisée par le neurobiologiste Gagan Wig et son équipe, à l'Université de Hanovre aux Etats-Unis :
Au début de l'exercice, le fait de relier une image à une catégorie met en marche des millions de neurones et nécessite une intense activation. Puis, progressivement, seules les connexions les plus efficaces sont conservées. Il en résulte une réduction d'activité et une économie d'énergie pour le cerveau. [...] Ces expériences montrent que l'opinion permet au cerveau de fonctionner en mode "économie d'énergie". Elles expliquent aussi pourquoi nous sommes si accrochés à nos opinions : puisqu'elles évitent d'avoir à mener une réflexion consommatrice d'énergie, elles sont reposantes. Pour modifier une opinion, il faut remodeler ses connexions cérébrales, activer intensément le lobe frontal gauche et dépenser beaucoup de glucose.
J’en déduis que l'entreprise de démolition de Descartes n'est pas sur le point d'aboutir !

lundi, novembre 28, 2005

Le blob du blog


Dans un article précédent, j'avais évoqué la difficulté de classer certaines espèces dans les règnes animal ou végétal. J'avais cité une famille de champignons capables de se déplacer. Je croyais qu'il s'agissait des Géasters mais la personne à la source de ces informations a corrigé mon erreur : ce sont les Myxomycètes. Certains biologistes les rangent parmi les champignons, d'autres parmi les protistes.

Le myxomycète se reproduit au moyen de spores comme un champignon. La plus grande partie de sa vie, il forme une masse de protoplasme appelée plasmode : c'est une seule grosse cellule pourvue de plusieurs noyaux. Gluant au toucher, ce "blob" se déplace de quelques centimètres par heure et laisse derrière lui une traînée de bave comme un escargot. Il se nourrit en digérant des microorganismes.

Sur le site de Wayne's World, on verra un immonde Fuligo septica aux divers stades de son développement.

Le Georgia Museum of Natural History and Julian H. Miller Mycological Herbarium présente de très nombreuses et belles photographies d'autres espèces plus agréables à l'oeil.

Les habits neufs de l'Empereur

Je ne souhaite pas faire la critique négative de Match Point de Woody Allen. C'est tout de même un travail propre où l'on sent la touche de l'artiste et il ne mérite pas un tel traitement. Je m'attacherai donc à faire celle de certains critiques qui eux, font profession de ne pas savoir juger un film.

Les articles publiés dans les journaux, pour la plupart des dithyrambes, décrivirent une « comédie », « servie avec la part de drôlerie qui appartient à la vie », « balayant les clichés de l'ambition et de l'adultère d'un magistral revers » ; d'un «monument de cynisme », d'une « amoralité » et « d'une exceptionnelle noirceur métaphysique » ; d'une oeuvre dont la «virtuosité scénaristique » montre « l'évolution de la société devenue mondialiste et consumériste » - sur ce dernier point, notons que le film adapte un roman publié vers 1930 !

Revenons maintenant au film tel qu'il est. Ce n'est pas une comédie : il n'est pas le moins du monde drôle ; et à l'exclusion d'un seul dialogue le spectateur n'a pas ri. Les clichés n'y sont pas exploités ni renversés virtuosement, comme le pratiquent par exemple les frères Cohen, et le scénario reproduit un poncif prévisible. Il ne peut être sombre puisqu'il n'y a pas de contraste. En comparaison, la noirceur de Million Dollar Baby de Clint Eastwood est due à la pureté idéale de l'héroïne. Or le principal personnage de Match Point est dès sa présentation un tricheur qui se complaît dans ses mensonges ; et il gagne son ticket d'entrée dans la haute société en commettant un meurtre. Le film donne ainsi la leçon que « pour être riche, il faut être un criminel » et cette morale - car il s'agit bien d'une morale - pourrait paraître cynique si elle n'était amoindrie par un discours sur la chance. Mais le point de vue cynique nécessite une référence extérieure qui n'est pas proposée, la seule perspective étant l'optique biaisée du héros.

Evidemment, on peut faire une bonne histoire de ce sujet. Le premier exemple qui me vient à l'esprit est The Talented Mr. Ripley de Patricia Highsmith : un escroc minable s'immisce dans la vie d'un couple jeune, riche et désoeuvré et s'empare de leur fortune grâce à un meurtre. Par hasard, il est disculpé et dépouille la petite amie de l'héritage. Mais Patricia Highsmith, et ceci bien que l'histoire soit narrée - si mon souvenir est bon - à la première personne, s'attache à établir une distanciation entre le personnage principal et le lecteur. Elle ne lui demande pas de participer à la mentalité mesquine de Mr. Ripley ; il est au contraire amené à la disséquer à travers son journal et à défaire le noeud des sordides motivations et des piètres justifications du narrateur. Woody Allen n'y parvient pas car il continue, sur un sujet qui lui est étranger, à utiliser sa mise en scène ordinaire - plans proches montés en un enchaînement rapide - laquelle incite le spectateur à s'identifier au héros et à s'impliquer dans ses choix.

Comment comprendre alors le succès de ce film ? Je crois que, comme dans le conte d'Andersen Les Habits Neufs de l'Empereur, tous les courtisans se sont observés et personne n'a osé prendre sur soi de dire : « Mais il n'a pas d'habit du tout ! »

vendredi, novembre 25, 2005

Le Seigneur des Anneaux

>> Flo : Je ne suis pas d'accord sur le souffle héroïque des batailles. Au contraire je trouve que c'est super bien rendu. Je ne sais pas ce que tu avais imaginé, mais pour moi, tout y est.

Aïe ! Je constate avec horreur que la locution "souffle héroïque" est de moi... Ce que cela sonne mal ! J'ai beau jeu de critiquer un film quand ma capacité d’expression ne s'élève pas au dessus de celle de la Dépêche du Midi. Ma réponse à cette remarque serait trop longue dans un commentaire, j’en fait donc un article.

Le Seigneur des Anneaux est un roman unique dans l'heroic fantasy, tant par sa qualité littéraire que poétique. Aussi ne puis-je comparer les impressions que j'ai retirées du livre et du film : le livre vise à la beauté ; on ne peut compter les instants forts et envoûtants. Le film est tout au plus prenant et l'intrigue se déploie dans des décors parfois réussis. Il n'était pas possible de tout rendre d'un ouvrage long de plus de deux mille pages. Peter Jackson s'est contenté de résumer l'essentiel des actions et chacun de ses épisodes dure pourtant entre trois et quatre heures ! C'était déjà une gageure que de maintenir l'attention du spectateur tout ce temps.

En conséquence de quoi, tout l'arrière-plan mythique et historique évoqué dans le roman disparaît. Chez Tolkien, les événements se déroulent dans une nature imprégnée de légendes. Vieilles de plus de mille ans, elles sont cependant toujours vivaces et on peut en croiser les héros au détour d'un chemin. Les actions des personnages sont la conséquence et le reflet des actes du passé. Ainsi lorsqu'Aragorn voit Arwen pour la première fois sous le feuillage doré de la Lothlorien, il l'appelle du nom de Tinúviel, empruntant l'image qu'utilisa son ancêtre Beren lors de sa légendaire rencontre avec Lúthien, la plus belle des enfants d'Ilúvatar ; car Aragorn, émerveillé par la beauté d'Arwen, ne doute pas un moment qu'elle ne soit le fantôme de celle-ci. Sa première parole donne le ton à leur triste histoire d'amour, miroir décevant de celle de leurs aïeuls. Ces légendes omniprésentes sont chantées par les héros, lors des haltes, près du feu de camp. Il est quasiment impossible de rendre l'effet de ces redondances purement littéraires dans un film ; et montrer brièvement Elrond dans une des batailles du Premier Age ne suffit pas à restituer la profondeur historique du roman. Aussi est-ce tout un plan du récit qui disparaît, ce qui concourt de manière nécessaire à son appauvrissement.

D'autre part, Peter Jackson semble s'être heurté à un problème avec la poésie - et c'est sans doute la réticence du spectateur contemporain qui le paralysa. Il la traite comme une chose honteuse à laquelle un personnage se laisse aller quand il n'est pas au mieux de sa forme. Or elle est un élément essentiel de la culture des Terres du Milieu et chaque peuple développe son style, bucolique et grotesque pour les hobbits, céleste pour les elfes, nostalgique pour les humains. Seuls les orques n'ont pas de poésie. Cela signifie que dans ce monde essentiellement contemplatif, les êtres recherchent avant toute chose la beauté et l'harmonie à travers les valeurs qui leur sont propres. Mais si dans Tolkien, la poésie s'intègre naturellement à l'univers décrit, ce n'est pas le cas du film de Jackson où elle dépare comme une verrue.

Quant au souffle épique - et non héroïque, car il y a bien de l'héroïsme dans le film - il est difficile à définir car c'est un sentiment qui a presque entièrement disparu avec la guerre de masse. Le Seigneur des Anneaux est le seul ouvrage contemporain où il soit présent et cela est du à l'influence probable sur l'auteur des sagas nordiques et des romans de chevalerie. Or déjà l'historien Froissart, au quatorzième siècle, se rendait compte que la guerre est rien moins que chevaleresque ! Le sentiment épique est issu d'un système de valeurs fondées sur la reconnaissance de la guerre comme une des principales activités humaines, tout en admettant la présence d'un élément non-humain - disons divin - en celle-ci ; en conséquence, sur la primauté accordée à la caste guerrière et la nécessité pour elle d'adopter une attitude idéale incluant le respect, le côtoiement de la mort et la noblesse du coeur. Toutes ces choses désuètes ont rarement existé dans la pratique mais c'est le seul point de vue poétique et raffiné possible sur le carnage commun. Dans l'ouvrage, il est traité à travers la grandeur des attitudes et des dialogues des guerriers et des rois. Il est absent du film.

Or ce n'est pas seulement la subtilité des sentiments qui est affectée par l'adaptation mais aussi leur intensité. Je me rappelle avoir pleuré à chaudes larmes la mort de Boromir - chose improbable dans le film où il est assez antipathique ; et on a tendance à confondre ses traits de personnalité et l'influence délétère de l'anneau. Quelques mois plus tard, mon petit frère se plongea à son tour dans le roman. Un midi, on le vit se mettre à table les yeux rougis. Je supposai qu'il venait de lire ce passage et il me répondit que oui.

jeudi, novembre 24, 2005

Le descendant des Nains de la Moria

Il est certaines oeuvres littéraires qui sont justement si... littéraires qu'il est impossible de les adapter au cinéma. J'estime que le Seigneur des Anneaux en est une ; et pour se lancer dans cette entreprise il a fallu à Peter Jackson une grande dose de folie ainsi que d'inconscience quant à ses propres capacités - ou d'incompréhension quant aux mécanismes internes du roman. Personnellement, j'imaginais très mal comment le réalisateur de Bad Taste, Brain Dead et Meet the Feebles allait pouvoir se tirer de ce mauvais pas - ceci malgré l'Oscar du meilleur scénario et le Lion d'Argent obtenus pour Heavenly Creatures - et ce fut plutôt une bonne surprise. Mais son film contient tant de scories que je ne donne pas dix ans aux deux derniers épisodes pour atteindre la date de péremption.

L'ouvrage de Tolkien était à plusieurs égards un véritable piège. Depuis le départ en quête jusqu'à la destruction de l'Anneau, il n'y a pas une seule ellipse temporelle : dans ce livre de bord, chaque journée est relatée même si elle ne comporte aucun événement marquant. Ce choix singulier produit deux impressions, une mauvaise et une bonne. Il y a des longueurs insoutenables - plus d'un abandonna la lecture, soit durant les trente pages d'introduction à la vie des hobbits, soit durant la première moitié du second tome, horriblement ennuyeuse. Mais le lecteur découvre peu à peu, comme au cours d'une fatigante randonnée, les changements insensibles de somptueux paysages et cela donne une richesse et une densité de sensations incroyables aux pays traversés et aux peuples rencontrés. Cet effet contemplatif ne pouvait être rendu qu’au prix de la lenteur du récit, intolérable au spectateur de cinéma qui attend de l'action.

Autre problème : il n'y a pas vraiment trois tomes bien définis dans l'oeuvre de Tolkien. Ils forment un bloc et la scission semble plus être due à des raisons d'édition qu'autre chose. Le film ne suit pas ce découpage. Le premier épisode évite le détour par la vieille forêt de Mirkwood et la rencontre avec Tom Bombadil - une digression hors sujet. Il déborde sur le tome II et se clôt sur la mort de Boromir et le départ solitaire de Frodon et Sam, ce qui est aussi bienvenu - chose curieuse, cela suit le résumé du tome précédent sur ma vieille édition ; on y apprend la mort de Boromir au lecteur qui ne le sait pas encore ! Le second épisode du film s'arrête avant la fin du tome correspondant, le passage de l'araignée. Il était très bien vu de le déplacer au troisième épisode puisque c'est la porte qui ouvre sur le royaume du Mordor. Enfin, il fallait supprimer la rencontre finale avec Saroumane, devenu le patron minable et tyrannique d'une usine de tabac dans la Comté. Cela nuit à l'impression d'épopée. En bref, le découpage de l'histoire est sans doute le point fort du travail de Peter Jackson.

Par contre, le livre possède une profondeur lyrique et épique dont le film - un film d'aventures dans le style hollywoodien, est dépourvu. L'essentiel de la poésie, de l'ampleur de sentiment qu'évoquent ces paysages enrichis de légendes des Terres du Milieu a disparu. On ne retrouve pas le souffle héroïque des grandes batailles du gouffre de Helm et de la plaine de Minas Tirith, non plus que la grandeur d'âme ni la puissance tragique des déclamations des héros. Les personnages principaux d'Aragorn et de Boromir sont faibles comparés à la noblesse des personnages secondaires de Théoden et d'Eomer. La traversée du Chemin des Morts et l'alliance lugubre de l'armée des spectres perd tout son effroi. Mais le pire de tout, ce sont les Elfes : frisant le ridicule, ils font penser à des surfeurs californiens en robe de chambre (1) et je dois avouer que j'ai été terriblement déçu.

Certains passages sont toutefois mieux rendus dans le film, comme le village de Cul-de-Sac ou les mines de Khazad-Dûm. Il m'étonne de voir que Tolkien, qui a si intensément imaginé les Elfes, n'a pas su trouver la beauté des petits êtres, Hobbits et Nains, alors que le contraire se produit pour Peter Jackson. Il doit y avoir une question de conformation physique et psychique dans tout cela car le réalisateur, qui ressemble d'ailleurs à un Nain, a dans le fond accompli un travail de longue haleine digne de ses ancêtres de la Moria.

(1) à ce propos, comparer les coiffures de Légolas et de Brice de Nice est très instructif.


Peter Jackson, le descendant des Nains de la Moria

mardi, novembre 22, 2005

Le rêve du papillon

On connaît le fameux aphorisme du papillon de Tchouang-tseu :

« Le papillon fit un rêve. En rêvant il est devenu Tchouang-tseu en train de regarder les fleurs. Les fleurs étaient vraiment nombreuses. Il faisait bon. Il était terriblement heureux. A ce moment Tchouang-tseu se réveilla. Il ne savait pas si le Tchouang-tseu de maintenant était le vrai Tchouang-tseu ou le Tchouang-tseu qu'avait rêvé le papillon. Il ne savait pas non plus si Tchouang-tseu avait rêvé du papillon ou si le papillon avait rêvé de Tchouang-tseu. »

Certains beaux esprits, de ceux qui professent un cartésianisme qu'aurait certainement renié Descartes, verraient en cela une gracieuse chinoiserie poétique. Ils seraient étonnés de voir leur maître à penser tenir la même opinion et mettre en doute ce dont il ne leur serait jamais venu à l'esprit de se défier, à savoir l'objectivité des sens. Mais je crains bien qu'ils n'aient jamais lu la première Méditation :

« Tout ce que j'ai reçu jusqu'à présent pour le plus vrai et assuré, je l'ai appris des sens, ou par les sens : or j'ai quelquefois éprouvé que ces sens étaient trompeurs, et il est de la prudence de ne se fier jamais entièrement à ceux qui nous ont une fois trompés. [...] Combien de fois m'est-il arrivé de songer, la nuit, que j'étais en ce lieu, que j'étais habillé, que j'étais auprès du feu, quoique je fusse tout nu dedans mon lit ? Il me semble bien à présent que ce n'est point avec des yeux endormis que je regarde ce papier ; que cette tête que je branle n'est point assoupie ; que c'est avec dessein et de propos délibéré que j'étends cette main, et que je la sens : ce qui arrive dans le sommeil ne semble point si clair ni si distinct que tout ceci. Mais, en y pensant soigneusement, je me ressouviens d'avoir été souvent trompé, lorsque je dormais, par de semblables illusions. Et m'arrêtant sur cette pensée, je vois si manifestement qu'il n'y a point d'indices concluants, ni de marques assez certaines par où l'on puisse distinguer nettement la veille d'avec le sommeil, que j'en suis tout étonné. »

A mon avis, cette objection n’est pas de pure forme. Il y a quelques nuits, j'ai fait un rêve qui, je l'espère, pourra éclairer mon propos. Je me réveillai dans ma chambre. Une des étagères d'un meuble était tombée et cela présageait de quelque chose d'inquiétant. Surpris, je me demandais si j'étais bien éveillé ou si je rêvais. Depuis mon lit, j'inspectai les détails de la pièce pendant une bonne minute. Tout était parfaitement réel. Puis je réalisai qu'il était anormal d'y voir si bien en pleine nuit. Je fermai les yeux et les rouvris. Tout était redevenu noir comme il se doit. Persuadé alors n’être pas endormi, je sombrai de nouveau dans le sommeil. Il ne me vînt pas une seconde à l'esprit que je n'étais pas dans la bonne chambre. J'avais rêvé m'être réveillé et m'être assoupi.

C’est un exemple assez piètre de ces rêves où je sais que je rêve - et que l'on appelle des rêves lucides. Dans plusieurs d'entre eux, je me suis émerveillé du degré de réalité de ce qui m'entourait. La difficulté majeure est d'ailleurs d'admettre que c'est bien un rêve et il arrive fréquemment que, comme dans l'exemple plus haut, trompé par le réalisme du décor, l'on croie être dans la réalité.

On comprendra mieux alors le point de vue de Descartes lorsqu'on saura que l'expérience lui était coutumière. Dans une réponse à Gassendi, il mentionne : « comme lorsqu'au milieu de nos songes nous apercevons que nous rêvons » ; ou encore dans un passage rapporté par Baillet : « Il ( Descartes) en était là, lorsque les livres et l'homme disparurent et s'effacèrent de son imagination, sans néanmoins le réveiller. Ce qu'il y a de singulier à remarquer, c'est que, doutant si ce qu'il venait de voir était songe ou vision, non seulement il décida en dormant que c'était un songe, mais il en fit encore l'interprétation avant que le sommeil le quittât. »

Le doute fondamental de Descartes prend alors tout son sens car l'expérience du rêve lucide met en relief deux phénomènes : le premier est que le cerveau peut produire un monde entier dans ses moindres détails ; et nous ne connaissons pas la part de ce qui dans la réalité est créé par lui ou non. Le second pose un paradoxe plus surprenant : s'il est aussi ardu et rare de se rendre compte que l'on rêve, c'est que nous tenons le songe commun, malgré toutes ses incohérences, pour réel. Ainsi, serions nous prêt à admettre toute réalité, aussi fausse soit-elle, comme allant de soi ?

Plus d’infos sur le rêve lucide ?
L'art de diriger ses rêves, par Stephen LaBerge. Article du hors série Science et Avenir sur le Rêve, Déc. 96

Un elfe

Elvish

J'ai un peu la flemme de rédiger un article ce soir, alors je vous propose ce petit quiz avant d'aller me coucher.

To which race of Middle Earth do you belong?

Je fais partie, je le savais déjà, de la race spleenétique des elfes. Ce sont eux que je préfère dans Tolkien et j'ai été très déçu de voir que Peter Jackson n'avait rien compris du tout en les imaginant. Mais comment bien comprendre les elfes quand on est soi-même un nain ?

Et vous, qui êtes vous ?

mercredi, novembre 16, 2005

Le malin génie

Dans tout domaine, les pionniers, les précurseurs sont sans conteste ceux qui s'aventurent le plus loin. Leurs suiveurs, sur des pistes déjà éclaircies, pensent avant tout à leur sécurité et à leur profit. Un Christophe Colomb, un Magellan n'hésitaient pas à mettre leur vie en jeu pour découvrir des terres nouvelles. Un Rimbaud, un Lautréamont prenaient sans hésiter le risque de la folie. Combien est fade le tapage des surréalistes, Breton, Eluard ou Aragon, comparé à leurs poésies...

L'histoire de la raison a sans doute débuté au début du XVIIème siècle car c'est là que nous y trouvons les pionniers, Descartes et Pascal, les seuls à s'être approchés de près de ses abîmes glissants. Pascal était malheureusement totalement névrosé et son délire mystique douteux correspond trait pour trait à une pathologie décrite par Freud. Quant à Descartes, il émit vers 1640 l'hypothèse du malin génie, l'idée la plus subtile - à proprement parler la plus maligne - et sans doute la plus proche de la vérité de toute la philosophie moderne ; aussi ne puis-je qu'éprouver la plus forte admiration pour son auteur.

Je supposerai donc qu'il y a, non point un vrai Dieu, qui est la souveraine source de vérité, mais un certain mauvais génie, non moins rusé et trompeur que puissant qui a employé toute son industrie à me tromper. Je penserai que le ciel, l'air, la terre, les couleurs, les figures, les sons et toutes les choses extérieures que nous voyons, ne sont que des illusions et tromperies, dont il se sert pour surprendre ma crédulité.
Et en effet, si tout ce que nous voyons, tout ce que nous pensons n'est qu'une illusion trompeuse, un jeu de lanterne magique, nous ne pouvons nous fier ni à nos sens, ni à notre jugement pour rétablir une quelconque vérité ou guider nos pas.

Le texte des deux premières Méditations est une des choses les plus puissantes jamais écrites. Outre les interrogations fondamentales qu'il pose sur les croyances, la vérité et la fausseté, la fidélité des sensations, interrogations qui semblent réduire toute entreprise philosophique à néant, on y trouve des fusées comme celles-ci, qui montrent la profondeur de discernement du penseur :

Sans difficulté, j'ai pensé que j'étais un homme. Mais qu'est-ce qu'un homme ? Dirai-je que c'est un animal raisonnable ? Non certes : car il faudrait par après rechercher ce que c'est qu'animal, et ce que c'est que raisonnable, et ainsi d'une seule question nous tomberions insensiblement en une infinité d'autres plus difficiles et embarrassées.

Il paraît impossible de supposer que Descartes a émis ces suppositions terribles pour le seul plaisir de la rhétorique ou dans le seul but de mettre en valeur sa conclusion. En vérité, ces idées sont tellement fortes qu'elles circonscrivent toute solution au rôle lénifiant d'une tisane. Les philosophes ultérieurs, qui faisaient profession de philosophie et tenaient à leur chaire et à leur réputation, semblent avoir évité de se compromettre en se penchant sur cette hypothèse qui sapait les fondements de leur gagne-pain.

dimanche, novembre 13, 2005

Le saut périlleux de la science

Toute science d'observation se doit avant toute chose d'effectuer une classification des phénomènes. Suit alors une phase d'identification : nous différencions à leur quatre paires de pattes les arachnides des insectes, lesquels en ont trois, et des crustacés qui en ont plus de quatre. A partir de ce moment, l'activité ultérieure de la science consistera à se demander pourquoi les insectes ont six pattes et les arachnides huit, quand la seule vraie raison est qu'elle leur a initialement attribué ces qualités.

La classification des phénomènes présente un aspect périlleux. En premier lieu se pose la question de sa pertinence. Borges nous fournit l'exemple d'une prétendue encyclopédie chinoise divisant les animaux en : « a) appartenant à l'empereur, b) embaumés, c) apprivoisés, d) cochons de lait, e) sirènes, f) fabuleux, g) chiens en liberté, h) inclus dans la présente classification, i) qui s'agitent comme des fous, j) innombrables, k) dessinés avec un pinceau très fin en poil de chameau, l) et cætera, m) qui viennent de casser la cruche, n) qui de loin semblent des mouches ». Indirectement, l'écrivain montre l'influence des critères sociaux-culturels sur la taxonomie ; et comme la science - nous l'avons vu plus haut - après son saut périlleux retombe sur ses deux pieds, on peut se demander si elle n'a pas pour but final de justifier un ordre social établi.

Mais il est quelques domaines où l'on peine même à effectuer ce classement préliminaire et ce sont curieusement ceux s'intéressant de près aux activités humaines, les sciences sociales, l'ethnologie et certaines branches de la linguistique comme la mythologie comparée et la narratologie. Il semblerait pourtant évident à première vue de comprendre les ressorts d'un récit mais lorsqu'on s'y penche de plus près et qu'on essaie de répertorier les contes, voire même de distinguer les fables des mythes, on tombe sur des difficultés qui paraissent ressortir des fractales, pour lesquelles une analyse structurelle de type cartésien - proposant de diviser le problème en problèmes plus petits - est bien entendu non opérationnelle puisque dans une fractale on retrouve le tout dans les détails.

Or si la fractalisation s'avère être en dernier ressort une caractéristique de l'esprit de l'observateur, il est à craindre que chaque science soit destinée à heurter le même écueil ; et il n'y aura plus de différence entre la raison et la folie.

A ce propos, un ami me raconta un jour cette anecdote amusante. Certains êtres échappent à toute classification biologique ; on ne peut dire s'il s'agit de végétaux ou d'animaux. C'est le cas, je crois, des algues et des champignons. En particulier tels champignons, peut-être dans la famille des géasters (1), ressemblent à des glaires visqueuses qui peuvent se déplacer de quelques millimètres par jour à la recherche de bactéries ; et dans la famille des bolets, il est paraît-il possible de trouver toutes les variantes intermédiaires entre deux genres distincts. Cette étude est donc un sujet délicat.

Il était une fois un spécialiste réputé de la russule - un russulologue. Ses observations, ses découvertes de nouveaux genres, ses classifications faisaient la plus forte impression sur ses confrères admiratifs et il n'était pas une conférence où il ne rapportât des spécimens encore inconnus ou un nouveau point de vue éclairant sur la question tellement importante - mais ô combien négligée ! de la russule. Or un jour les savants s'aperçurent avec stupéfaction, lors d'un congrès, qu'il avait rangé une russule sous un type erroné. Les mêmes erreurs se reproduisirent, de plus en plus nombreuses, aux colloques suivants : le chercheur présentait comme nouveaux des genres existants, mélangeait les classifications entre elles, inventait de nouvelles hiérarchies ! En fin de compte, le milieu de la mycologie dut tristement se rendre à l'évidence : le héros de la science avait perdu la raison.

(1) Correction : il s'agit des myxomycètes. Et ils peuvent se déplacer de plusieurs centimètres par heure.

vendredi, novembre 11, 2005

Mesurez la sensibilité de vos amis

Toujours en écho à l'article de Flo sur la sensibilité, je vous propose ce petit test amusant et instructif pour agrémenter vos soirées entre potes.

Munissez-vous d'un chronomètre, d'un bloc note, d'un crayon à papier et bien sûr de quelques amis. Mettez ces derniers en face d'un des charmants petits dessins animés Happy Tree Friends - je vous conseille l'épisode 29, Eye Candy. Notez soigneusement le nombre s de secondes qui séparent la fin du générique du moment où ils se mettent à hurler : « Ah ! Mais quelle horreur ! » L'indice de sensibilité, ou nombre de Dado, a pour valeur 100 divisé par s.

Grâce à ce petit test rigoureusement scientifique, vous avez maintenant le moyen d'évaluer avec précision la sensibilité de vos amis !

Virginie, par Kek



Kek vient de mettre la dernière main, il y a quelques jours, à une histoire illustrée très agréable à lire, Virginie. C'est très sensible, c'est-à-dire touchant et plein de nostalgie. Le récit est bien mené, sur un ton faussement enfantin, et les illustrations sans prétention sont plutôt réussies pour quelqu'un qui ne fait pas profession de dessinateur. En fouillant son site, j'ai d'ailleurs découvert quelques dessins qui démontrent plus de talent et d'imagination que l'on n'en voit chez la plupart des blogueurs bédéistes. L'histoire se compose de 73 pages. Elles se parcourent rapidement et je crois que l'on trouvera difficilement une oeuvre équivalente sur le net.

jeudi, novembre 10, 2005

Ambiguïté des sentiments

« Un matin, au sortir d'un rêve agité, Grégoire Samsa s'éveilla transformé dans son lit en une véritable vermine ». Cette phrase mémorable qui ouvre le roman « La Métamorphose » de Franz Kafka peut s'appliquer à mon état d'esprit, ce petit matin au réveil. Je m'extirpai d'un songe tendu et angoissé. Je me rappelai distinctement les différents épisodes et j'avais de plus l'intuition globale de leur signification. Je notai le rêve afin de ne pas l'oublier et j'en profitai pour terminer l'interprétation, laquelle me renvoya la plus laide image de moi-même.

Il ne me semble pas un hasard de citer Franz Kafka. Il est l'auteur qui s'est le plus profondément impliqué dans la description du labyrinthe glauque de l'âme humaine. Dostoïevski, pourtant le fondateur du roman psychologique, s'en tient au tableau des perplexités de la part raisonnable de celle-ci. Mais la raison n'est qu'une des marionnettes de notre théâtre intérieur, celle qui devant le rideau rouge, retombé à la fin de chaque acte, récapitule les scènes que l'on a vues, ergote et justifie le comportement de Scaramouche, de Polichinelle et de Colombine. Pauvres marionnettes dont le manipulateur a malencontreusement enchevêtré les fils, vos mouvements entremêlés peinent à faire croire qu'ils sont le fruit d'un travail prémédité de l'artiste !

Je ne peux me vanter d'être un modèle de simplicité psychologique. Il existe peut-être quelques rares personnes dont les actions et les pensées simples convergent vers le même but - et si ces personnes existent, elles ne sont certainement pas celles que l'on croit ; car comme l'avait pressenti Freud, le moteur principal de nos actions est la censure et la motivation de la plupart d'entre nous, en conséquence, la lâcheté et le conformisme - comme le montrent les impératifs de sécurité qui fondent toute société. Dans le fond, tout le monde fonctionne à peu près pareil ; et c'est ce qui permet l'effet Barnum - le fait que chacun se reconnaît dans une description psychologique contradictoire. Nous agissons tous de la même manière, avide, craintive et moutonnière, et si nous sommes capables de discerner des différences entre telle ou telle personnalité, dont nous connaissons intuitivement les mécanismes puisqu'ils sont présents en instance dans la nôtre, ces différences sont aussi superficielles. Et les généralités de comportement qu'il est si simple de mettre en l'évidence lorsqu'il s'agit d'un objet éloigné, par exemple le sexe opposé, ne semblent pas s'appliquer à nous seuls. De la même manière, il nous est aisé de différencier deux visages et cette faculté s'estompe quand ils sont d'un pays lointain. Seules les illusions de notre identité et de notre précieuse unicité nous cachent que nous ne sommes pas plus différents que deux moutons dans le troupeau.

Mais le pire dans l'affaire est la relativité qui s'exerce sur l'ambiguïté de ces sentiments. Toutes ces tendances internes se réfrènent mutuellement au point que la satisfaction de l'une engendre nécessairement la souffrance de l'autre. De plus, leur identification est floue car elle est affaire de société, puisque c'est la société qui décide de la dénomination et juge arbitrairement de la valeur accordée à telle ou telle tendance ; de telle sorte que, comme le myope qui a perdu ses lunettes et pour les retrouver, demande à un autre de lui prêter les siennes, nous ne voyons qu'une image troublée de nous-mêmes. Pour toutes ces raisons, il n'est pas de qualité qui ne possède en germe son défaut contraire ; et chacune de ces tendances observe et reflète l'autre, de telle manière que notre âme ressemble à un labyrinthe de miroirs déformants. Devant ce constat, il n'est pas possible à mon avis, ni en se positionnant comme un observateur extérieur d'arriver à fournir une description froide et scientifique de ce chaos ; ni par un ressenti intérieur appuyé d'une philosophie quelconque, de s'en sortir indemne.


Puppets in a store, Prague, Czech Republic
Photographs courtesy
Tudor Hulubei

mercredi, novembre 09, 2005

Boiled Froggies


Il y a un peu plus de cinq ans, bien avant ces fameuses élections qui nous laissèrent le choix entre la peste et le choléra, nous discutions avec une amie de la situation politique en France et dans le monde. Je lui faisais remarquer combien les valeurs sociales, politiques et religieuses se radicalisaient dangereusement, combien la propagande télévisuelle jouait avec la peur des populations, combien on était parvenu à discréditer les idéaux humanistes, tous symptômes qui me semblaient présager d'une prochaine crise grave. De même, je m'étonnais que personne ne s'aperçoive de cette dérive qui me rappelait point par point la situation des années 30. C'est alors que cette amie me raconta une histoire curieuse : si l'on plonge une grenouille dans une casserole d'eau bouillante, elle s'en échappera immédiatement. Mais si on la met dans de l'eau tiède et que la température augmente doucement, elle ne remarquera pas le problème avant qu'il soit trop tard et finira bouillie.

Depuis, les indices se sont multipliés. On nous a demandé de voter pour un texte qui prétendait être une constitution démocratique mais ressemblait à une convention d'entreprise - ce document où l'on fait discrètement comprendre à l'employé qu'il n'a aucun droit, seulement des devoirs. C'est d'ailleurs à cette occasion que, lisant pour avoir un point de référence les constitutions française et américaine, je me suis rendu compte que la nôtre avait subi un grand nombre d'addenda pour le moins surprenants depuis 1995. Enfin, lorsque certains films qui faisaient un tabac au box office expliquèrent comme on passe aisément d'une démocratie à une tyrannie - ce que l'histoire pas si ancienne devrait pourtant nous avoir enseigné - les spectateurs applaudirent avec enthousiasme, tout en évitant soigneusement de comprendre le message ; et maintenant voilà que tout le monde, comme hypnotisé, discute de points de détails alors que c'est l'idée même de la démocratie (1) qui est en danger.

Je regarde peu la télévision. Aussi chaque fois que je rends visite à mes parents, lesquels l'ont, cela me fait l'effet de la grenouille plongée d'un coup dans l'eau bouillante. Je découvre avec stupeur que la France est sous le régime du couvre-feu - une loi datant de la guerre d'Algérie. Il y a bien raison de se moquer de l'inconstitutionnel USA Patriot Act, signé par George Bush en 2001 et renforçant le pouvoir du FBI, de la CIA et de l'armée ! Nous sommes aujourd'hui à un tournant crucial de notre histoire. Si nous ne le réalisons pas, la démocratie sombrera - comme dans le film - sous les applaudissements.

(1) Si vous croyez que la démocratie, c'est quelques personnes élues par le peuple faisant ce qui les arrange, révisez immédiatement vos cours d'éducation civique !

lundi, novembre 07, 2005

Lao-tseu, dopamine et Rorschach

J'imagine avec un amusement hypocrite la stupéfaction du lecteur qui découvre ce titre. Comment tirer un article cohérent de ce sujet ? C'est pourtant le triple saut périlleux sans filet que je me propose de tenter ce soir sous vos yeux, ce chapiteau et les roulements du tambour (1).

Les anciens canons taoïstes, comme le Livre de la Voie et de la Vertu ou l'Art de la Guerre, rédigés en chinois ancien, peuplés de métaphores obscures, n'étaient déjà parfois plus compréhensibles deux cents ans à peine après leur publication. On s'en rend compte lorsque les contre sens de certains vieux commentateurs sont relevés par d'autres. Notre mentalité démocratique adopte alors l'opinion de la majorité et admet qu'elle a extrait le sens vrai du texte.

Il faut dire que l'écriture idéographique permet toutes sortes de divagations. Je ne connais pas le chinois mais je suppose que, comme dans toute langue, des locutions courantes, des associations d'images varient d'une époque à une autre. Un millénaire plus tard, ces expressions ont perdu leur signification et, à moins d'entreprendre d'ardues recherches historiques afin d'en déduire grâce à d'autres documents la portée selon le contexte, l'image finale s'apparente à un test de Rorschach : chacun imagine ce qu'il veut.

Par exemple, la même phrase dans Lao-Tseu a été traduite de diverses façons :

- L'être a des aptitudes que le non-être emploie.
- Ainsi, de même que nous profitons de ce qui est, nous devrions reconnaître l'utilité de ce qui n'est pas.
- Ainsi il faut avoir pour faire des faveurs, être vide pour faire des choses utiles.
- C'est pourquoi l'utilité vient de l'être, l'usage naît du non-être.


La phrase originale est composée de cinq idéogrammes qui signifient à peu près ceci : ne pas, lui, utiliser, servir, utiliser. Il ne me semble pas étonnant que la résultante soit un véritable casse-tête... chinois ! Par chance, le texte est précédé de quelques métaphores qui permettent d'en cerner la signification : « Bien que trente rayons convergent au moyeu de la roue, c'est son vide central qui fait rouler le char. Si la glaise est employée dans la façon du pot, c'est du vide intérieur que dépend son usage. De même, les pièces sont percées de portes et de fenêtres et c'est leur vide qui permet l'habitat. L’être a des aptitudes que le non-être emploie ».

Tout à coup, tout s'éclaire ! Nous avons compris quelque chose et cette révélation d'un sens nous fait participer d'une élévation de l'âme, d'un enthousiasme, que nous qualifierions de divins !

Je souhaiterais rabattre un peu cette touchante exaltation. Elle ne dépend que du caractère religieux du texte et nous éprouverions une joie semblable en comprenant quel ingrédient donnait son goût inimitable à la garbure de notre grand-mère. Qui plus est, le sens des métaphores aurait pu être interverti et le plein valorisé à la place du vide puisque le vide du vase est inutile sans le plein qui l'entoure. Les phrases de Lao-Tseu avaient-elles une autre portée ? Etaient-elles censées préciser une pratique méditative que j'ignore ? Peu importe en fait car ce qu’il importe de mettre en valeur, c'est le sentiment qui point lors du phénomène de la compréhension, c'est-à-dire du lien effectué entre deux plans que met en parallèle une métaphore poétique ou son équivalent religieux, la parabole.

Récemment, une expérience a montré que notre faculté de lier des rapports entre des choses semblables ou dissemblables dépendait du taux de dopamine. Je pense de plus que la compréhension - qu'elle s'applique à vrai ou à faux - déclenche la sécrétion d'un quelconque neurotransmetteur engendrant un sentiment de satisfaction. Il se peut que nous ayons été dressé à le faire. Il se peut aussi que ce soit inné.

Ma pirouette est finie. Comme le singe savant, j'attends maintenant vos piécettes !

(1) Première acrobatie : un triple zeugma pour m'échauffer !

Plus d'infos ? Diverses traductions de Lao-tseu et autres textes :
Tao te king
Wengu, Association française des professeurs de chinois
La philosophie, de l'Occident à l'Orient

Just dado it !

Ce week-end, une série de coïncidences furent finalement résumées par cet aphorisme qu'exprima un ami : plutôt que de critiquer une chose, fais-la. Il nous semblait que se positionner contre ou pour une idée favorisait également son éclosion ou, pour exprimer le point de vue sous un autre angle, étaient deux modalités de son émergence.

Le même sujet avait été traité dans un texte sur l'acceptation et le refus, qui surprenamment résultait déjà d'une précédente série de coïncidences. Si l'on part de l'hypothèse que la conséquence du refus est identique à celle de l'acceptation, tout se réduit finalement à une attitude, positive ou négative, engendrant selon le choix la souffrance ou la satisfaction - conclusion qu'avaient atteinte en fait le commentaire de Flo et l'article originel de Pline Junior.

jeudi, novembre 03, 2005

Un espace de liberté ? Où ça ?

Il est une rumeur qui tient le blog comme - je cite - "un formidable outil pour la liberté d’expression". Je me demande bien ce qui peut justifier cette prétention. Et si en Septembre, Reporter sans Frontières a publié un "Guide Pratique du Cyberdissident", on recherche encore cette bête rare. Il paraîtrait que quelques spécimens ont été dénichés - comme toutes les choses précieuses, on ne les trouve qu'à l'étranger - dans un de ces pays barbares que notre propre politique met fort justement à l'index.

En vérité, on ne compte plus le nombre de blogs qui ont fermé parce qu'ils ne respectaient pas le "code de conduite". C'est là une petite formalité tellement négligeable ! Ainsi, si vous pensez que tel ministre ne songe qu'à remplir ses poches et celles de ses amis, que vous rappelez que tel président devrait être actuellement logé en prison, ou tout simplement si vous exprimez une vision de la vie plus crue de celle de vos honorables concitoyens, vous vous donnez toutes les chances que votre site subversif soit rappelé à l'ordre. Aussi s'avère-t-il que le blog est surtout un formidable outil pour colporter la voix d'une banalité plate et autosatisfaite.

Le blog de Ptiluc, hébergé par Msn ( une des plateformes conseillées par le "Guide Pratique du Cyberdissident" ) sera peut-être bientôt fermé pour avoir affiché quelques dessins de l'illustratrice Cali. Il est vrai que ses oeuvres, publiées dans des magazines honteux comme Fémina, sont d'une obscénité tellement insoutenable qu'elles ont choqué bien un imam et un catholique intégriste. Décidément, une telle violation du bienséant "code de conduite" ne pouvait se tolérer sur un blog !

Toujours est-il que je me pose la question suivante : a-t-on le droit en France de publier sur ce "formidable outil pour la liberté d'expression" une oeuvre exposée au Musée d'Orsay ? Tiens, par exemple, l'Origine du Monde, de Gustave Courbet...

Les fantômes du lac II

Pour surenchérir sur le commentaire de Flo, je remarquerai que la plupart des lacs de montagne se voient attribuer des légendes, ce qui n'est pas le cas des lacs de plaine. Dans les Pyrénées, le lac de Gaube est décrit par Victor Hugo comme "la flaque d'eau la plus verte, la plus gracieuse, la plus jolie, la plus gaie, entourée de rochers hideux, mâchés, déformés, ruinés, terribles." Si je ne me trompe pas, c'est au bord de ce lac que l'on peut voir une croix commémorative de la noyade d'un couple d'amoureux anglais. La légende dit - encore une fois - qu'ils périrent le jour de leurs noces lors d'une ballade en barque ; et qu'à chaque anniversaire de leur mort, le promeneur qui arpente les bords entend les cloches d'une église fantôme sonner au fond du lac meurtrier...

De même, au pied des Monts d'Olmes, il y a deux petits lacs charmants. Le premier porte le nom inquiétant de lac du Diable, le second plus paisible de lac des Truites. Cela ne devait pas paraître suffisamment symétrique aux géographes car il était baptisé par erreur lac des Druides sur une de mes cartes IGN.

Tout cela me rappelle une petite anecdote. J'avais passé quelques jours avec une amie dans la jolie vallée d'Oueil au dessus de Bagnères de Luchon. Le soir tombé, on peut voir des biches et des faons paître sur les collines. Mon amie connaissait bien le vieux maire d'un des villages et nous allâmes lui rendre visite pour lui demander des idées de randonnée. Il nous proposa de rejoindre le lac de Bareilles par le col de Pierrefite . Nous eûmes de plus la primeur des deux histoires suivantes.

Il y a quelques années fut dégagée une esplanade de terre au col de Pierrefite, de sorte que le touriste intrépide qui, après avoir parcouru en voiture plusieurs kilomètres de piste défoncée, n'a pas versé dans le ravin puisse aisément se garer. Pierrefite signifie en patois la "pierre plantée" et il y a là en effet depuis des temps immémoriaux une pierre debout, visible du village au fond de la vallée. Elle est taillée dans un marbre clair qui ne se trouve pas à proximité et les villageois l'appellent la Dame Blanche. Mais les engins de chantier de la DDE ont à plusieurs reprises très voltairiennement prouvé le peu de cas qu'ils font des superstitions ; ils renversèrent la pierre. A partir de ce triste jour, les habitants de Bourg d'Oueil se sentaient esseulés. Habitués à voir sa silhouette, chaque regard vers le col ne leur renvoyait plus que l'écho d'une absence désolée. Il n'est pas facile d'exprimer à son voisin un sentiment aussi irrationnel mais finalement ils se rendirent compte qu'ils partageaient tous la même impression. Les hommes montèrent au col et remirent la pierre sur pied.

Plusieurs années plus tard, j'ai découvert dans un livre sur les légendes pyrénéennes qu'une grotte près du col était dite abriter des fées.

Maintenant, je n'ose raconter la seconde anecdote : je crains qu'elle ne comporte quelques invraisemblances propres à jeter, aux yeux de mon sceptique lecteur, le discrédit sur la véracité de la première. Toujours selon notre charmant informateur, le lac de Bareilles est incroyablement profond : situé à 1800 mètres d'altitude en plein centre du massif pyrénéen, il communiquerait avec la mer. Certains affirment que, comme son homologue le loch Ness, il y aurait un monstre à l'intérieur - mais notre bon maire n'y croit pas, ce ne sont bien sûr que des légendes ; à preuve, l'équipe du commandant Cousteau y a plongé mais n'a pas découvert de monstre... non plus d'ailleurs que de fond !

Mes photos du lac de Bareilles étant bien mauvaises, j'en ai emprunté une sur le site Pyrénéisme, dont voici le lien.

Les fantômes du lac



"Quelle ne fut pas ma terreur lorsque je me mirai dans une eau claire ! Je reculai d'abord, ne pouvant croire que ce fut moi que le miroir reflétât." Frankenstein ~ Mary Shelley.

La Suisse est réputée pour la sereine somptuosité de ses paysages, la placidité de ses moeurs et l'indolence de son accent. Le pays, avec sa longue tradition de paix, est sans doute le seul endroit où, malgré quatre langues nationales et deux religions officielles, ses habitants ne songent pas en premier lieu à s'entretuer. Maints philosophes y ont trouvé refuge. A première vue, il paraîtrait qu'en cet endroit idyllique rien ne prédispose au cauchemar si ce n'est une indigestion de raclette. Or parmi les rares peintres suisses célèbres se comptent les fantastiques Johann Heinrich Füssli, Arnold Böcklin et Hans Rudi Giger.

C'est aussi sur les berges du Lac Léman que furent imaginés en 1816 Frankenstein et la première histoire de vampire. Quant au tranquille paysage de Montreux que l'on découvre sur la photographie ci-dessus, il a inspiré vers 1860 à Hans Christian Andersen un de ses tristes contes, la Fille des Glaces. Est-ce la vue d'un lieu tellement calme qui, comme un miroir intime, reflète les âmes agitées ?

Quand Mary Shelley écrivit à l'âge de 19 ans la terrible histoire de Frankenstein, roman vengeur où elle élimine symboliquement les membres de son entourage, elle n'avait pas l'âme au repos ; et la citation en épigraphe peut passer à juste titre pour autobiographique. Malgré tous mes efforts, je n'ai pas réussi à mettre de l'ordre dans le chaos qu'était sa vie - peut-être parviendrai-je un autre jour à la résumer.

Mais la chose étrange est la trame qui transparaît derrière le roman, sans avoir réellement de rapport avec celui-ci. En vérité, la créature de Frankenstein est un être des glaces. Insensible au froid, il habite aux cimes des montagnes et des glaciers. C'est sur la Mer de Glace que son auteur a une première entrevue avec lui. C'est au Pôle Nord, où se finit leur poursuite, que le héros mourra de froid et d'épuisement. Entre temps, la fiancée du héros aura été tuée par le monstre la nuit même de ses noces, après une promenade en barque sur le lac.

Faut-il y voir une réminiscence ? Dans la Fille des Glaces d'Andersen, le héros rencontre l'esprit féminin des glaciers. Elle tente de s'emparer de lui chaque fois qu'il s'aventure en montagne et y parviendra la nuit même de ses noces, après une promenade en barque avec sa fiancée. Les contextes dans lesquels les deux auteurs ont découvert ce paysage et dans lesquels ils ont rédigé leurs histoires respectives étaient différents. Pourtant, on y retrouve la même structure dramatique. Est-ce ce paysage, malgré son calme apparent, qui leur a imposée ?