Au quatrième millénaire avant notre ère, entre les bras maternels du Tigre et de l'Euphrate, grandit et s'épanouit l'enfant turbulent que fut et que demeure encore - ne serait-il pas présomptueux de lui accorder sa majorité ? la civilisation urbaine. Là prit forme l'écriture ; là se bâtirent les initiales et vastes cités ; là germa l'embryon de la science ; là virent le jour les premiers infâmes formulaires administratifs.
Il y a près de six mille ans, la ville d'Uruk s'étendait sur 200 hectares. Cernée d'une muraille longue d'une dizaine kilomètres, elle comptait environ 50 000 habitants. A titre comparatif, c'est la taille de villes comme Niort, Evreux, Tarbes, Colmar, Annecy ou Ajaccio. Le chef-lieu de l'Ariège, Foix ne compte que 10000 habitants ; celui de l'Aveyron, Rodez, 26000 et il faut lui adjoindre les huit communes avoisinantes pour prétendre à la grandeur d'Uruk.
Est-ce que les Croyances, qui règnent en despotes de droit divin sur l'esprit des hommes, présidèrent à cette formidable concentration ? Ou au contraire cet amassement d'humanité engendra les idées délirantes dont les formes subsistent, à peine estompées par le temps, aujourd'hui ? Ma préférence va à la première solution.
Assurément, les Mésopotamiens ne se traçaient pas un croquis très réjouissant de l'après-vie. Tous les morts sans exception ralliaient un séjour souterrain où, couverts de plumes et grelottant de froid et de peur dans l'ombre, ils demeuraient pour l'éternité :
Il me transforma en pigeon, et mes bras,
Comme ceux de l'oiseau, furent couverts de plumes.
Il se saisit de moi et m'emporta à la Demeure obscure, la Résidence d'Irkalla,
Le lieu d'où celui qui entra ne ressortit jamais
Sur le chemin de l'aller sans retour ;
À la Demeure dont les habitants privés de lumière,
Ne se nourrissant plus que de boue,
Revêtus comme des oiseaux d'un habit de plumage,
Croupissent dans les ténèbres sans jamais voir le jour. (1)
Quant à leurs Dieux, c'étaient des êtres à la puissance illimitée et régissant toutes choses terrestres selon un caprice incompris des humains. Doutant de tout, de la possibilité de trouver la vérité (2), de la justice, de l'utilité de la morale et même de l'efficacité des prières (3), les pauvres Mésopotamiens n'avaient pas d'alternative valable à la jouissance immédiate de l'instant présent, la quête effrénée du luxe et du confort dans des cités splendides et bien achalandées.
Mais la contrepartie de cette vision, la terreur de tout perdre dans un imminent désastre, les amena à une entreprise singulière, immense et inconsidérée : afin de prévenir les volontés fantasques des dieux, ils se mirent à répertorier tout événement curieux et sa conséquence directe, dans l'espoir qu'une même configuration produirait le même effet. L'aspect des nuages dans le ciel, le comportement insolite des moutons dans le troupeau, le changement de la couleur des fourmis dans le palais du roi pouvaient présager une catastrophe. Ils édifièrent des bibliothèques pour contenir les dizaines de milliers de tablettes en argile - un bon tiers des tablettes exhumées - qui recensaient ces observations. On considère que cette littérature considérable décrivant les organes, les plantes, les animaux, les mouvements des astres, constitue le premier balbutiement de la science.
Ainsi c'est en Mésopotamie, il y a six mille ans, que prit corps le délire qui nous emporte aujourd'hui.
(1) Epopée de Gilgamesh, tablette VII.
(2) Dans le Dialogue du pessimisme, un homme affirme des opinions que son interlocuteur approuve en invoquant des raisons pertinentes. Puis l'homme prône l'opinion contraire, à laquelle l'autre se rallie en trouvant d'autres raisons.
(3) Dialogue sur la misère humaine.
8 commentaires:
C'est en Afrique, il y a bien plus de 6000 ans, « que prit corps le délire qui nous emporte aujourd'hui. »
La science est un bouc-émissaire idéal, mais c'est bien avec l'homme que sont nées les questions, et l'absence de réponses en écho.
Je crois que la démarche scientifique est plus saine que la démarche religieuse. Les deux sont tout aussi dogmatiques mais la première accepte d'être réfutée, mieux même elle ne demande que ça. La seconde, elle vous envoie au bûcher.
La science ne demande qu'à être réfutée ? Je voudrais voir ça !
Elle est une religion. Il y a des dogmes, des docteurs, qui sont vissés à l'université, et si tu n'es pas d'accord, on te coupe les crédits, et si tu insistes éventuellement, on t'envoie en taule ou mieux, tu disparais pour de bon.
Une théorie qui n'est pas réfutable (falsifiable) n'est pas une théorie scientifique, par définition.
Evidemment il existe des courants de pensée, des personnalités égotiques et des connards, comme partout. Mais ça n'est pas la science qui est en cause, c'est le système. La science est un concept, à la limite une méthode. Ce n'est pas une institution.
Je suis étonné que tu invoques la théorie du complot. Grothendieck est toujours vivant me semble-t-il. Il n'a été enlevé ni par un gouvernement ni par les petits hommes verts (contrairement à J.-P. Petit ...).
Flo : merci de ton intervention. Elle résume mon point de vue sur le sujet.
Je n'avais pas répondu, pensant que quelqu'un qui ne se donne pas le temps de comprendre comment insérer son pseudonyme dans le fichu système de commentaires de Blogger, ni apparemment de lire mes autres articles (sinon il n'aurait jamais dit que je prenais la science comme bouc émissaire) était sans doute passé en courant sur mon blog et n'y repasserait pas.
La conclusion de mon article n'est d'ailleurs sans doute pas claire, puisque dans mon idée, je n'évoquais pas seulement la pensée scientifique, mais tout le mode de fonctionnement de la société babylonienne, que je trouve très proche du nôtre.
>> Haroun El-Poussa : La science est un concept, à la limite une méthode. Ce n'est pas une institution.
Ce que tu décris, c'est l'idéal de la science, de même qu'il existe un idéal religieux, un idéal politique... et un idéal féminin. C'est ce qui fait avancer le schimilibilick, mais dans la pratique, c'est autre chose qui se passe.
Supprime les bibliothèques, le système d'éducation, les universités (l'institution en bref), et tu verras ce qu'il reste de ce bel idéal. Rien que de se maintenir au même niveau demande une énergie considérable.
Une de mes proches amies a un DEA de Physique Nucléaire. Son prof ne peut émettre ses théories cosmologiques sous peine de perdre sa chaire. Idem, j'ai une mignonne anecdote en archéologie, où c'est allé jusqu'au meurtre. Je la raconterai peut-être un jour. Tout ça pour dire aussi qu'on a tendance à oublier que les scientifiques sont des hommes avec un estomac et qu'ils doivent d'abord se nourrir avec leur famille. La "vérité" passe bien après.
"Ainsi c'est en Mésopotamie, il y a six mille ans, que prit corps le délire qui nous emporte aujourd'hui."
Quelle incroyable phrase !
Pourtant à mon sens tu oublies la porte de sortie qui s'est ouverte il y a 2000 ans.
A mon avis, ce n'est pas l'invention d'un paradis à peu près inatteignable qui a changé grand'chose à cette folie collective. Elle n'a rajouté que la culpabilité de vivre constamment en non conformité avec les idéaux religieux, et le fait de voir comme la conséquence d'une faute personnelle ce qui était pris avant comme un destin commun.
En conséquence, l'angoisse de la mort reste la même, alors que dans d'autres sociétés considérant la mort comme irrémédiable, le mort a un rôle plus utile aux vivants.
Cette vision d'une après-mort sinistre, sortie de l'imaginaire morbide babylonien, ne se retrouve pas chez les Scythes, les Egyptiens et les Chinois. Ceux-ci continuent à vaquer à leurs petites occupations quotidiennes après la mort. Et bien sûr pas dans les société à réincarnation.
Mais c'est elle s'est transmise jusqu'à nous, à travers d'une part les Hébreux, d'autre part les Grecs puis les Romains.
Maintenant, bien que je trouve beaucoup de points communs entre l'attitude résultante du malheureux mésopotamien et la nôtre - beaucoup plus par exemple qu'avec celle des Aztèques au paradis guerrier style viking - je me trompe peut-être en attribuant son origine aux Babyloniens.
Toutefois, la jouissance immédiate et la recherche du confort comme seuls objectifs vitaux me paraissent une spécificité de cette civilisation. Je ne retrouve pas cela dans les visions chinoise, indienne, celtes, etc.
Je ne crois pas que les "sociétés à réincarnation" soit exemptes de l'angoisse de la mort. A mon avis, il s'agit d'une angoisse existentielle qui vient probablement de la nuit des temps, si ce n'est de notre propre nuit à chacun.
On pourrait fort bien interpréter également la réincarnation comme utile pour contrer cette angoisse.
Quant à faire de la recherche de la jouissance immédiate et du confort, des attributs spécifiques de notre civilisation, c'est juste mais ce serait passer à la trappe le message des 3 religions monothéistes qui encouragent à abandonner ce monde pour gagner l'autre, c'est à dire exactement le contraire.
>> Je ne crois pas que les "sociétés à réincarnation" soit exemptes de l'angoisse de la mort.
C'est possible. Toutefois, il me semble que les seules histoires d'immortalité physique (alchimie, taoïsme) se rencontrent dans des sociétés sans réincarnation. Je ne me souviens pas d'histoires semblables chez les yogis. C'est à vérifier, mais si c'est vrai, ça laisserait supposer que ce fantasme est inutile dans les sociétés à réincarnation, donc que l'idée de la mort passe mieux.
>> ce serait passer à la trappe le message des 3 religions monothéistes qui encouragent à abandonner ce monde pour gagner l'autre, c'est à dire exactement le contraire.
Je dois dire que depuis 91 (Yougouslavie, Irak, Afghanistan, re-Irak, Liban et sans doute bientôt Iran), je suis de moins en moins convaincu par le bien fondé des trois religions basées sur la Bible. Leurs effets dans la pratique sont désastreux, que ce soit au niveau politique - et ça depuis deux mille ans d'histoire de massacres, de tortures, de pogroms, de croisades, etc.) ou au niveau personnel (les chrétiens pratiquants que je vois autour de moi).
Aux U.S., de ce que je lis sur les forums et les blogs, c'est encore pire, c'est un vrai retour à l'obscurantisme médiéval.
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