vendredi, juillet 21, 2006

La vue des jardins Boboli

Florence, vue des jardins Boboli, Jean-Baptiste-Camille Corot

Dis-moi où demeurent les pensées oubliées si tu ne les appelles ?
Dis-moi où demeurent les joies d'antan, où les anciennes amours ?
Et quand se renouvelleront-elles, la nuit d'oubli passée,
De sorte que je traverse les temps et les espaces lointains et porte
Le réconfort en ce chagrin présent et cette nuit de peine ?
Où vas-tu, ô pensée ? Vers quel distant pays est ton vol ?
Si tu reviens en ce présent moment d'affliction,
Porteras tu le réconfort sur tes ailes, la rosée, le miel et le baume,
Ou le poison des déserts sauvages depuis les yeux de l'envieux ?


Extrait des "Visions des filles d'Albion", William Blake, 1793. (1)

Quand j'ai retrouvé la "Vue des Jardins Boboli à Florence" de Corot, j'en ai eu la chair de poule et le souffle coupé ; les larmes m'en venaient aux yeux. Combien de fois ai-je du suivre la silhouette tenue du moine qui disparaissait, pas à pas, en descendant les vastes degrés de la terrasse ? Combien de fois ai-je du me réjouir de l'ombre tiède des cyprès en cette après-midi finissante, accrocher mon regard aux lueurs du couchant brûlant le Dôme de Sainte-Marie-des-Fleurs et le perdre en traçant le contour lointain des collines ?

La reproduction de ce tableau était accrochée au mur crépi de blanc du salon de la maison que mes parents louaient pour nos vacances. C'était à Ajaccio, le long de la route des Iles Sanguinaires ; c'était il y a plus de vingt ans ; quelques pas plus bas, près de la mer, j'ai connu mon premier baiser. Et pourtant, il n'y a rien d'autre dans le souvenir de ce tableau que ce tableau isolé à l'intérieur d'une pièce que ma mémoire remplit seulement de vide. Aucun événement heureux ni malheureux ne lui est associé. Pourquoi alors ce bouleversement ?

Quelques jours auparavant, je n'avais pas ressenti la moindre émotion en évoquant (2) les souvenirs qui subsistaient de cette villa où je suis retourné trois années successives. Certaines pièces, comme la cuisine, me sont restées fermées. Je me rappelle surtout quatre lieux : l'allée montant vers la maison, bordée de grenadiers et de pêchers, la terrasse, le salon, la chambre où je dormais. Ces clichés figés, je ne peux me les imaginer sous un autre angle. De la villa, je suis incapable de décrire les meubles ; tout est vague, les pièces sont vides à l'exception des tables et des lits. Du jardin, je me rappelle une mare où sinuait une vieille carpe rougeâtre et un bosquet de fleurs roses et oranges. J'ai peu de souvenirs autres que visuels : je me rappelle cinq chansons que nous écoutions à la radio ou sur notre petit magnétophone ; le goût des beignets au bruccio au petit déjeuner, leur sucre qui gluait sous les doigts, la fraîcheur de la matinée avant que le soleil ne monte au dessus des pins ; le soir, le fort parfum des pêches pourrissant sur les dalles de l'allée que surveillait le vol attentif des guêpes.

D'où provient alors le pouvoir que ce tableau dispose de me tordre le coeur ? Pas de l'empreinte du tableau lui-même. C'est, je crois, de le revoir aujourd'hui et d'établir ainsi entre l'instant présent et un passé bien révolu un lien qui lui prête la force de symbole poignant de ces vacances oisives et heureuses.

Cet été, je visiterai la Toscane. Peut-être descendrai-je ces mêmes marches et, comme le petit moine, je verrai la ville étendue sous le soleil couchant depuis la terrasse des jardins Boboli.

(1) Tell me where dwell the thoughts, forgotten till thou call them forth? / Tell me where dwell the joys of old, and where the ancient loves, / And when will they renew again, and the night of oblivion past, / That I might traverse times and spaces far remote, and bring / Comforts into a present sorrow and a night of pain? / Where goest thou, O thought? To what remote land is thy flight? / If thou returnest to the present moment of affliction, / Wilt thou bring comforts on thy wings, and dews and honey and balm, / Or poison from the desert wilds, from the eyes of the envier?

(2) comme Flo le suggère dans cet article. Les dix premiers souvenirs viennent en cascade. Le rythme se ralentit jusqu'à vingt. Il faut faire un effort pour arriver à trente, plus encore à quarante. Le lendemain matin, dans mon lit, j'ai pu arriver à soixante. L'essentiel des souvenirs est un instantané fixe et flou de lieux où s'exerçait une routine quotidienne. Les personnages, les détails accessoires en sont absents. D'autres plus rares concernent un événement incongru. Les vingt derniers souvenirs sont des précisions apportées aux précédents, des sortes de zooms sur un détail correspondant à une action manuelle. Tout ceci est pauvre et corrobore l'expérience de Flo. Un point curieux : le rapport des événements sous forme de récit n'est parfois soutenu par aucun souvenir sensoriel.

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