mardi, juillet 18, 2006

L'art et la mémoire



Comme je lisais ces deux articles (1) traitant de l'émotion esthétique sur Mixing Memory et parce que je n'étais ni tout à fait d'accord, ni tout à fait contre, des réflexions ultérieures m'ont conduit à cette intuition sur la nature de l'oeuvre d'art : elle a la caractéristique fondamentale qu'on s'en souvient aisément. C'est sans doute une des raisons pour lesquelles les meilleurs artistes sont des artistes morts.

J'appuierai cette impression de plusieurs exemples tirés autant de l'histoire des civilisations que de la mienne propre. Les premières poésies, celles qui marquent encore fortement de leur empreinte l'humanité - et parfois pour son malheur - comme la Bible, l'Iliade, le Beowulf, le Râmâyana sont des textes qui devaient être mémorisés par le récitant. Or l'Iliade compte 15 000 vers, le Mahâbhârata pas moins de 250 000 ! En vertu de quoi les effets de style utilisés ne sont rien d'autre que mnémotechniques, comme l'utilisation de schémas structurels identiques, la répétition, la rime ou l'assonance. Les neuf Muses aussi sont filles de Mnémosyne, la Mémoire. Enfin depuis longtemps déjà je me suis rendu compte que, si j'arrivais à me souvenir presque intégralement de certaines oeuvres quand d'autres se perdaient très vite dans l'oubli, cela tenait le plus souvent à leur beauté.

Je dois apporter une précision importante. J'ai dit : la caractéristique fondamentale et non la seule caractéristique. Il m'est évident que je ne me souviens de pas grand'chose du Temps Perdu de Proust, alors que la relecture du moindre de ses paragraphes m'empreint d'une émotion intense. Je défie pareillement quiconque de se rappeler un seul passage de l'Ulysse de Joyce. Or le style baroque de ces deux auteurs - j'entends par baroque une surcharge de détails visant à produire un bruit aléatoire - tous deux ayant d'ailleurs pour objectif d'évoquer la fluctuation des phénomènes mentaux - contrarie justement la remémoration. J'opposerai donc pour l'instant le style baroque au style classique - ces deux termes dans leur vague acceptation présente s'inspirant de deux tendances contradictoires de l'histoire de l'art - sans plus d'approfondissement ; et je m'intéresserai seulement ici au rapport entre le style classique et la mémoire.

J'affirmerai donc qu'une partie de la production artistique a pour objet la remémoration. C'est particulièrement sensible dans le domaine de l'art religieux. Or comme d'une part, nous ne pouvons pas considérer la religiosité comme un trait accessoire et temporaire de l'humanité, d'autre part comme l'art présente assez fréquemment un rapport avec le mysticisme, il me semble qu'il y ait là un lien à dégager. La nécessité de se rappeler, la recherche de la pérennité du message ou de l'oeuvre ne datent pas seulement du poème « Quand vous serez bien vieille » de Ronsard et de la Renaissance. L'art, pour une grande part, qu'il soit pédagogique - comme l'essentiel des peintures du Quattrocento - qu'il soit historique ou mythique - c'est-à-dire cherchant à figer un instant clef d'une société - qu'il soit associé à une pratique religieuse exigeant de retenir une image ou un discours - comme les thangkas tibétaines ou les oeuvres dominicaines du théâtre de la mémoire - qu'il ait pour but l'immortalité éphémère de son auteur - tend à préfigurer le souvenir que l'on aura de lui.

Pour l'instant, qu'il me suffise de dire que je discerne deux processus fondamentaux dans la mémorisation : le générique et le particulier. Le générique, c'est le fait que tous les souvenirs se mixent (2) selon un modèle statistique pour obtenir en quelque sorte une moyenne : ce qui est appelé en art un canon. Cela, qui a été éprouvé dans le domaine de la reconnaissance des formes, je l'évoquais déjà dans cet article où je comparais le fonctionnement de la mémoire à celui des réseaux de neurones. Le particulier, c'est qu'une fois posé ce contexte global et flou de la médiocrité du souvenir, certains éléments précis et inhabituels s'en démarquent avec force. Ces deux principes - que l’on voit à l’œuvre dans le tableau de Corot en encart - sont indispensables à la remémoration. J'espère avoir l'occasion de revenir sur ce sujet un autre jour.

(1) Les deux articles sur Mixing Memory :
The Cognitive Science of Art: Ramachandran's 10 Principles of Art, Principles 1-3
The Cognitive Science of Art: Ramachandran's 10 Principles of Art, Principles 4-10

(2) Je suppose que l'auteur de Mixing Memory a eu conscience de cela lorsqu'il a conçu le titre de son blog.

Illustration : Souvenir de Ville d'Avray, Jean-Baptiste-Camille Corot.

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