jeudi, juillet 06, 2006

Sémantique spectrale et métaphore

Le Grand Dragon Rouge et la femme vêtue de soleil, William BlakeLa sémantique spectrale est une discipline ardue, mise à l'honneur par le Pr Ramir Ambrosius Cocnescu, satrape de Pataphysique au syndicat des mineurs du bassin houiller de Vulkán, en Transylvanie subcarpathique. Elle étudie essentiellement le rôle de la métaphore en tant que bijection entre divers ensembles de mots associés, les "spectres sémantiques", et son origine dans la partie du cerveau dénommée gyrus angulaire. La métaphore, c'est-à-dire l'acte mental permettant de passer d'un code à un autre, génère du sens, de la compréhension et, étonnamment, de la motivation. Tout cela est assez compliqué. Je n'y ai pas compris grand'chose moi-même, aussi vous conseillé-je de contacter le professeur pour plus de détail.

D'autres chercheurs également réputés sont arrivés à des conclusions similaires : pour George Lakoff, « notre système conceptuel ordinaire, qui nous sert à penser et à agir, est de nature fondamentalement métaphorique. » Pour Claude Lévi-Strauss, les symboles enchaînés sur la trame d’un récit constituent un système de signes dont les éléments sont solidaires ( ce qui est appelé plus haut un "spectre sémantique" ) ; la même structure peut fonder des mythes différents selon le code choisi ( cosmologique, culinaire, social, etc. ) et il existe des transformations permettant de passer de l'un à l'autre. Là encore, je vous renvoie aux 2000 pages de la série Mythologiques pour de plus fines explications.

Néanmoins, quelques illustrations bien choisies valant mieux qu'un long discours, je vous propose les trois exemples suivants :

On trouve communément de telles relations entre les spectres sémantiques temporel et spatial : ainsi, le futur est le plus souvent associé à la notion de "devant" et le passé situé "derrière". Cette appréciation dépend toutefois de la culture. Les langages des Aymara du Pérou et des Toba de Bolivie inversent ces notions respectives. En Aymara, le mot "passé" est appelé nayra timpu, "le temps devant l'oeil", et "demain" q’ipi uru, "le jour dans mon dos" car ils estiment que, s'il est possible de voir le passé, le futur reste hors du champ de perception.

Un autre exemple fameux est la psychanalyse freudienne qui utilise effectivement de telles fonctions de transformation ; et il ne m'étonnerait pas outre mesure qu'elle soit capable de changer les "1000 recettes de Tante Marie" en Kama Sutra incestueux. Cet exemple est particulièrement intéressant puisqu'il montre que la métaphore, baptisée dans ce cas "interprétation analytique", dégage un sens. Du moins est-il vivement perçu par les tenants de cette discipline.

Un dernier exemple (1) est fourni dans l'article précédent. Les deux propositions cohérentes mais supposées contradictoires : "son psychisme devait, etc." et "il ne pouvait manquer que l'esprit errant de la défunte, etc." sont construites sur le même modèle ; ce que l'on verra mieux si je les exprime de cette façon :

« Son psychisme devait, de toutes façons, après la phase de déni succédant à la séparation des deux amants, quitter le monde des souvenirs pour rejoindre le monde de la réalité. »

« L'esprit de la défunte devait, fatalement, après le trouble succédant à la séparation de l'âme et du corps, quitter le monde matériel pour rejoindre le monde éthéré. »

Comme je le disais plus bas, seul le choix du code et la perspective diffèrent. Le vocabulaire de la première phrase est de type psychologique ; celui de la seconde, de type religieux. Le point de vue est curieusement inversé puisque l'un prend pour référence la personne vivante, l'autre la personne décédée, ce qui produit un effet de miroir entre monde réel et monde virtuel. Cette inversion se manifeste aussi dans la nuance péjorative qui ne s'applique pas au même objet - le monde virtuel des souvenirs ou le monde réel de la matière.

Ce dernier exemple met en relief plusieurs points qui me semblent intéressants : il montre le fonctionnement de l'interprétation et son inanité car chacun des jugements se reflète l'un l'autre ; seule une croyance plus forte dans l'un des deux points de vue permet à une perspective de l'emporter et de supposer qu'une phrase interprète sa concurrente. Il montre aussi que l'absence de croyance est une impossibilité : l'exposé à connotation psychologique est le parallèle exact de l'exposé à connotation religieuse. Tous deux sont aussi viables dans leurs systèmes de représentation respectifs. L'inverse d'une croyance n'est pas une absence de croyance, c'est seulement une croyance de valeur opposée.

Illustration : Le Grand Dragon Rouge et la Femme vêtue de Soleil, William Blake.

(1) On trouvera une application supplémentaire de la sémantique spectrale dans cette petite BD de Aka sur la métaphore.

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