S'il est une chose dont j'ai fini par me persuader, c'est que personne n'entend rien à l'art. A maintes et maintes reprises, j'ai vérifié dans les musées que les tableaux réellement impressionnants n'attirent pas l'attention. Cela présente un aspect pratique qu'il ne faudrait pas négliger car on peut contempler la "Tempête de neige : vapeur quittant le port" de Turner au National Gallery ou l'autoportrait de Rembrandt au Musée d'Edimbourg pendant des heures sans être aucunement dérangé. Maintenant si l'on manifeste un trop vif intérêt, si l'on s'approche puis se recule tour à tour de la toile, ce remue-ménage attirera les badauds pendant quelques minutes - conséquence bien naturelle du comportement moutonnier de l'être humain. Que l'on reste calme et bientôt, n'ayant rien remarqué de spécial, ils s'éloigneront de nouveau.
Cette constatation, je l'effectuai ce Lundi encore au musée Guggenheim de Bilbao. A l'occasion de l'exposition temporaire des peintres russes, il y avait là trois tableaux qui récompensaient de la fatigue du déplacement. Le plus impressionnant est le portrait de Shishkin par Ivan Kramskoï. De lui, on peut s'écrier comme le peintre de Poe : "En vérité, c'est la Vie elle-même !" L'intensité de l'expression du visage y atteint un point que j'ai rarement eu la chance d'observer.
A coté une magnifique scène, toujours de Kramskoï, représentait une jeune fille allongée dans l'herbe. Ce tableau non plus n'intéressait personne : il fait penser à un Monet ; qui nierait en effet que la jeune fille porte une robe à faux-cul et une ombrelle ? Cependant la touche n'a rien d'impressionniste et l'oeuvre est une merveille de virtuosité. Quant au sujet, il est, je trouve, d'une nostalgie poignante parce que le point de vue du peintre stipule une position alanguie auprès du modèle - et cela j'ai mis longtemps avant de le réaliser.
Le troisième tableau est un Kuindzhi. L'effet de lumière est tel que j'avais l'impression d'un coup de poing au ventre chaque fois que je tournais mon regard vers lui.
J'ai du retravailler quatre heures sur les illustrations ci-jointes. C'est juste pour que vous sachiez ce dont il est question ; prétendre au rendu de l'oeuvre réelle est une ineptie. Ces copies sont très loin d'être parfaites - surtout le Kuindzhi - car il m'est impossible d'approcher la finesse de sensibilité de leurs auteurs. Mais quand on compare avec les photographies trouvées sur le net, on se rend compte que ceux qui les ont présentées n'ont vraiment rien compris à la peinture. Pour eux, c'est des taches de couleur qui pètent et tous les contrastes un peu fins, comme par exemple la main de la jeune fille traitée dans des teintes froides qui s'opposent aux tons de pêche du visage, ont disparu.
Qui saura distinguer la valeur de l'incompétence dans le travail d'autrui ? Cette constatation peut s'étendre à tout domaine. Je plains l'artisan boulanger s'il déplore que l'on achète le pain industriel de la boutique en face. Tout ce qui relève de la moindre finesse devient immédiatement affaire de spécialiste et l'on peut raisonnablement se demander à qui ces efforts de subtilité sont désespérément adressés.
Illustrations :
Ivan Kramskoï. Portrait du peintre Ivan Shishkin, 1880.
Ivan Kramskoï. Jeune femme à l'ombrelle - Dans l'herbe à midi, 1883.
Arkhip Kuindzhi (Kuinji). Après la tempête, 1879.
4 commentaires:
En fait je suppose - et ça rejoint ce que tu dis - que de nombreuses oeuvres nécessitent un apprentissage pour être appréciées pleinement. Ca se voit bien avec la musique : autant tu peux avoir des morceaux qui n'ont aucun intérêt sur le plan technique mais qui véhiculent une émotion remarquable, autant l'inverse est possible aussi.
Tu peux avoir des morceaux très difficiles sur le plan technique mais complètement creux : tout juste bons à s'exercer à l'instrument en école de musique :)
En même temps, il faut bien reconnaître le génie de certains artistes pour produire une oeuvre à la fois accessible aux béotiens et ayant de l'intérêt auprès de connaisseurs les plus avertis. Je suppose que c'est rare ...
En effet, je vois assez peu d'oeuvres, qu'il s'agisse de peinture, de musique, de littérature - ne parlons même pas de la poésie - qui traitent d'un thème gros comme un éléphant avec la finesse d'une tasse en porcelaine. Il faudrait faire le grand écart entre un point de vue macroscopique et un point de vue microscopique et ce n'est pas facile du tout.
Il me semble qu'un des rares à y parvenir, c'est Shakespeare. Il y a d'une part un sujet comique ou mélodramatique assez gros pour toucher tout le monde, de l'autre des tirades extrêmement pointues.
Et je pense qu'il ne faut pas confondre avec l'engouement qui peut exister temporairement pour certains auteurs ou peintres. Il fait simplement partie du comportement moutonnier dont je parle dans l'article. Tout le monde se précipite sur la Joconde mais personne ne remarquerait un Vermeer de Delft si Proust et Dali n'en avaient pas fait tout un foin.
Je dirais Michel Ange. Mozart. Victor Hugo.
En fait si on les cherche, on risque de retrouver tous les plus grands génies, ce qui ne fait pas des masses, effectivement.
Oui, on doit pouvoir en trouver un certain nombre. Mais je ne suis pas certain d'être d'accord sur l'idée de génie. Par exemple, Proust va beaucoup plus loin que Hugo ou Goethe, mais il n'est pas abordable du tout.
Le problème, comme je l'ai dit plusieurs fois, c'est que le style définit l'optique. On ne peut pas avoir à la fois un appareil faisant office de microscope et de téléscope. Certains auteurs ont un style leur permettant de zoomer en avant puis en arrière, ce qui leur permet à la fois de ratisser large tout en restant pointus. Mais je ne pense pas qu'on puisse comparer un zoom à une optique spécialisée et dire que l'un est supérieur à l'autre.
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