lundi, octobre 16, 2006

Paniers de fruits réels et imaginaires



J'ai dernièrement jeté le rapide croquis de l'évidence, l'un des noyaux durs de la pensée. Suite à cet article de Flo, le temps me semble venu d'en évoquer un autre, à savoir le fantasme.

C'est un problème généralisé que de nous croire excellents dans les domaines où nous ne donnons aucune chance de l'être : en peinture, combien pensent que le premier venu peut choisir un pinceau, trois tubes de couleur au hasard et "faire" du Picasso ? Et celui qui évite soigneusement d'écrire peut toujours croire que s'il s'en donnait la peine, il concurrencerait n'importe lequel des romanciers sans difficulté. Heureusement pour lui, cet individu ne prendra jamais la palette et n'écrira jamais une ligne, ce qui lui laissera tout loisir de continuer à jouir de son fantasme : "si jamais je m'y mettais demain, alors je serais un cador".

Mais qui entreprend quelque chose en expérimente vite les difficultés. Bien joli de se moquer de tel ou tel scribouilleur ; mais rien que les trois cents pages de son mauvais roman de gare, il faut d'abord en avoir eu l'idée, les écrire une par une puis leur trouver un éditeur. Ce n'est qu'à ce titre qu'on peut prétendre être écrivain. Bien amusant de s'imaginer devenir un maître au jeu d'échecs ; mais derrière des raclées systématiques face à des joueurs pourtant bien éloignés du titre prestigieux, il faut reconnaître l'existence d'un problème. Et quand l'élève peintre, au moment où il commence à saisir les bases de la peinturlure, se retrouve nez à nez avec un Rembrandt ou un Turner, il s'aperçoit qu'il ne comprend même pas comment cela fut exécuté et se voit obligé d'admettre qu'un truc cloche quelque part.

S'estimer très satisfait alors qu'on ne fait rien, se tenir pour très insatisfait sitôt qu'on fait quelque chose, me semblent vaguement découler de la même source : le fantasme. Soit nous le laissons par notre inaction refléter une image avantageuse et fausse de nous-mêmes ; soit nous l'éprouvons par la pratique. Le beau miroir vole aussitôt en morceaux et nous blesse de ses éclats tranchants.

Un des principes du fantasme, c'est l'illusion de la réalisation spontanée du désir : il me suffirait de... et j'en obtiendrai immédiatement les fruits. Ce mensonge, reconnu intuitivement comme tel, est alors le plus souvent associé à une action fausse, c'est-à-dire une action qui n'a pas du tout pour but la concrétisation de l'espoir mais seulement de favoriser l'impression de notre inestimable valeur. C'est ainsi que naissent la plupart des critiques artistiques, politiques... ou même spirituelles, comme dans le blog que Flo cite deux articles plus bas.

Mais celui qui s'est lancé dans l'entreprise ardue se trouve bientôt devant un choix difficile. Soit il renonce en se disant : "cela n'est pas pour moi, j'en suis incapable". C'est désagréable à l'ego. Soit il abandonne en projetant son ressentiment vers l'extérieur : "cette activité est nulle, ceux qui la pratiquent sont des imbéciles et ceux qui l'enseignent des escrocs". Cette option-là est bien plus confortable à la satisfaction personnelle. Soit il persiste et tente de préserver son fantasme en le repoussant ad libitum, un peu comme dans la blague "on rase gratis demain" : "l'année prochaine, je serais maître FIDE" ; ou mieux encore "dans quelques vies, je serai bouddha" car là ne se pose pas la question de l'année prochaine et l'on ne se verra pas contraint de se répéter chaque fois la même phrase. Soit il continue en révisant son fantasme à la baisse. Son effort s'avère alors plus difficile car cette idée n'est pas très loin de "j'en suis incapable" et l'objectif initial s'est entre temps désagrégé. En fait, c'est probablement un mélange des deux derniers qu'éprouvent les gros musclés qui se trouvent trop maigres et les squelettes anorexiques qui s'estiment toujours trop enrobés par la peau leur restant sur les os.

On perçoit donc que le fantasme est constitué de deux facteurs, l'un qui consiste à charger d'importance inutile un objet, l'autre qui prête une valeur absolue à ses propres capacités. Aussi, à première vue, on pourrait croire que s'en tirera le mieux celui qui agit par plaisir et parce qu'il ne voit rien d'autre à faire, comme l'artisan peintre du Moyen Age qui, placé chez un maître à l'âge de dix ans, a pris pour routine de faire ses petites fresques. Certes, il n'aura pas le souci de se dépasser. Mais un esprit chagrin ne soupçonnerait-il pas justement quelque sentiment funeste à l'oeuvre dans cette curieuse préoccupation ?

En bref, on voit là tout le problème d'attendre ou de ne pas attendre de fruit de nos actes et l'embrouillamini indécrottable qui réside derrière nos meilleures et nos plus honorables motivations.

Illustration : Corbeille de fruits, Baltasar Van der Ast.

Et plus : un exemple fort à propos, signé Marion Mousse, sur le blog de Lisa Mandel.

8 commentaires:

Anonyme a dit…

Moi je suis balèze niveau fantasme. Genre je regarde un match de l'équpe de france ( de foot ) et jme dis que si j'étais sur le terrain, je ferais des trucs de malade ( genre double crochet intérieur, flip flap, roulette, coup du sombrero et but de 60 mètres ), ou que j'aurais mis facilement le but qu'Henry vient de rater. C'est d'ailleurs ce fantasme qui m'a poussé à me remettre au football.

Et une fois sur la pelouse, j'ai vite compris que j'étais ( toujours ) une grosse merde en boîte ( si tu me passes l'expression ), et que je peut déjà m'estimer heureux de tenir 30 min sans que mes poumons explosent. ;)

Anonyme a dit…

Ah je me disais bien que tu avais lu le blog de Lisa hier... Par contre il me semble que tu as oublié quelque chose dans ton article, c'est le changement réel qu'induit la pratique, que ce soit de la peinture ou d'autre chose. Le peintre en herbe, s'il persiste dans son médiocre effort, va y trouver quelque chose qu'il n'attendait pas, et qui d'une certaine manière le paie largement de la perte de son fantamse. Tu devrais peut-être écrire un article à ce sujet...

Dado a dit…

Lol Jul'! Merci pour ton remarquable exemple! :))) Mais rassure-toi, tu n'es pas tout seul pour ce genre de fantasmes, en fait c'est un truc quotidien chez tout le monde.

Flo, tu me pose une colle. Tu ferais sans doute mieux d'écrire l'article toi même parce que je ne vois pas trop.

Je vois deux intérêts possibles: le premier, c'est quand on tend vers un idéal - donc ça exclut justement les peintres de routine dont je parle dans mon avant-dernier paragraphe. On est obligé d'affiner ses sensations, de percevoir les chemins de son émotion, de préciser en son for intérieur ce que l'on veut exprimer et pourquoi, de définir ce qu'est le réel, ce qu'est l'imaginaire, ce qu'est l'indicible, en bref on apprend à mieux se connaître. Il me semble que c'est un peu comme dans une forme du karma yoga qui s'appelle je crois l'ishvara yoga, on peut soit se choisir un modèle, un exemple et tenter de se conformer à cet idéal, soit se rendre compte que ce qui s'exprime est souvent une partie inconnue - certains diront divine - qu'on peut appeler la Muse ou l'Esprit, et le fait de soit se conformer à cet exemple et de tenter de se surpasser, soit d'abandonner son ego à quelque chose de supérieur fait qu'on découvre des choses sur nous et sur notre manière de fonctionner.

C'est aussi ce qui se passe sur ce blog mais pour des raisons différentes. J'abandonne des idées que j'avais à l'origine et qui me semblent maintenant erronées - non pas les idées que j'exprime mais celle qui ont fait que j'ai créé le blog. C'est ce que j'ai écrit dans différents articles dont celui sur Dado Vincent. Mais ça m'arrive aussi en tant que modérateur de forum, je me vois obligé d'observer mes réactions en fonction de celles des autres. En fait, tout cela semble se passer plutôt quand on se voit forcé d'abandonner les illusions qui nous ont poussé à agir parce qu'on se rend compte qu'elles étaient creuses, mais qu'on décide quand même de continuer.

Le second intérêt, c'est qu'on apprécie mieux la peinture - ou le football dans le cas de Jul' ;) - et qu'on voit dans les oeuvres d'autrui des choses qui seraient passées autrement inaperçues. Parfois ça fournit de très beaux moments d'émotion.

Ce sont les deux choses qui me viennent à l'esprit sur le moment. Et pour le blog de Lisa Mandel, c'est encore une coïncidence, je l'ai lu après avoir écrit l'article et j'ai rajouté le lien plus tard. C'est pourquoi j'ai dit que l'exemple tombait "fort à propos".

l'écrivaillonnne a dit…

Je crois que le problème, c'est qu'il y a un malentendu :
1) Notre société villipende les egos harmonieusement développés. Avoir une bonne opinion de soi serait le pire des pêchés. Quant aux "contents d'eux-mêmes", ils sont carrément relégués au rang d'odieux prétentieux.
2) En même temps, pour pouvoir entreprendre, tenir et se confronter à la réalité possible d'en rester à une médiocrité évidente demande beaucoup de confiance en soi. Ecrire un roman, peindre un tableau, apprendre la photo et se rendre compte au bout qu'on ne sera jamais qu'un écrivaillon (je m'auto-gausse, hi hi), un peinturlureur ou un pauvre photoshoppeur peut s'avérer atrocement fracassant. Il faut être sûr de sa valeur dans d'autres domaines pour entreprendre avec le risque de l'insuccès. Beaucoup de vélléitaires sont simplement des personnes peu sûres d'elles-mêmes. Je vois avec l'écriture.
Perso, j'écris tous azimuths, comme je ferais des crêpes, avec le seul objectif de me régaler... Les gens me disent qu'ils n'osent pas, qu'ils hésitent, qu'ils ne pourraient pas... Mais qu'ils en ont envie. Ils se privent de ce plaisir parce qu'ils pensent qu'il faut être Proust ou rien. Ben pourquoi ?
Mais par contre, comme tu le dis, quand on s'est coltiné à la réalité d'un textte à pondre, d'un tableau à peindre, on apprécie un blog bien foutu ou une bonne toile....
C'est dommage qu'on n'aie pas plus le droit à la médiocrité, on n'en serait que meilleur !!!!

Dado a dit…

Si je suis complètement d'accord avec tout ce qui suit le chiffre 2), alors je ne le suis pas du tout, mais pas du tout, avec le premier alinéa. Bien au contraire, si tu regardes tous les chefs dans tous les domaines, ils sont parfaitement autosatisfaits. Et tout le monde est très content d'avoir au sommet de la hiérarchie des personnes qui ont très bonne opinion d'eux-mêmes, qui ne font jamais d'erreur car ce sont les autres qui les font, qui se passent de la pommade dans chaque discours, dont les prévisions sont mirifiques sauf en cas de conjoncture imprévue, dont les décisions sont toujours judicieuses jusqu'à ce qu'ils se retrouvent au pied du mur, etc. Ce n'est pas vrai uniquement dans notre société mais même chez les Indiens Patagons.

Ce que tu remarques indirectement, c'est que si tu affiches la même bonne opinion de toi (alors que tu n'es pas chef), c'est que pour tout le monde ça signifie que tu veux devenir chef. Alors automatiquement, le grand chef à plumes va te remarquer et se demander si finalement, tu ne pourrais pas devenir un bon sous-chef, les petits-chefs vont commencer à se faire du souci pour leur position, et les pas-chefs-du-tout vont te jalouser parce que pourquoi c'est toi et pas eux qui deviendraient chefs. Voilà pourquoi on va commencer à te casser et à te signaler que tu es un "odieux prétentieux" car justement, au pied de la lettre, tu "prétends" à une position hiérarchique plus élevée dans le groupe - et il peut s'agir seulement d'un groupe de connaissances, dans lequel un tel ou une telle joue un rôle de leader d'opinion.

Quant à un "ego harmonieusement développé", je n'y crois que très médiocrement. Il y a eu des recherches à ce sujet et si les personnes avec un fort ego se retrouvent généralement en haut des hiérarchies et celles avec un faible en bas, ce qui fait que les premières sont satisfaites et les secondes frustrées, on remarque en contrepartie que celles avec un faible ego sont capables de se remettre en question et d'apprendre de leurs erreurs, alors que celles avec un fort sont soumises à un aveuglement complet, ne se remettent jamais en question et se prennent de plus gros gadins - mais dont ils se relèvent souvent très bien car c'est jamais leur faute. Il y a donc le pour et le contre dans les deux cas et je ne vois pas où est l'harmonie dans tout ça.

l'écrivaillonnne a dit…

Tout est dans la dose ! Et dans la nuance entre ego hypertrophié et ce que j'appellerais "ego harmonieux". En fait, je pense vraiment que quand on est content de soi, on n'a pas grand chose à prouver on baigne dans son jus, on fait du bien autour de soi parce qu'on n'a rien à défendre... Je crois que quand tu parles des chefs, il s'agit plutôt de personnes à type de personnalité paranoïaque. Ca se voit beauxoup chez les militants, les syndicalistes, les patrons, les hommes politiques. ils sont hyper sûrs d'eux. alors que la personne "harmonieuse" (on va dire comme ça...), va facilement admetre s'être trompée parce que ça ne remet pas grand chose sur le tapis pour elle, elle va préférer rentrer chez elle à 17 h plutôt que d'avoir le titre de boss, elle prendra du plaisir, ne sera pas toujours dans l'action offensive mais aussi dans la contemplation, l'acceptation du projet de l'autre...
Un ego hypertrophié, c'est de la pathologie, il y en a à la pelle, avec une caution sociale acceptable (infatigables, irascibles car "concernés" etc...). La personne la plus heureuse que je connais trouve qu'elle est une personne formidable (c'est vrai !). Elle ne travaille quasiment pas, ne fait rien d'intello, d'artistique, d'altruiste... Quand je la vois, je lui demande ce qu'elle a fait : " ha ! ette semaine, rien fait, super". Elle n'a pas à justifier de son existence, elle est effectivement auto-satisfaite, mais c'est dans le bon sens car, du coup, elle ne fait chier personne, ne tente jamais de prendre le pouvoir et applique l'indulgence autant à elle même qu'aux autres... les gens authentiquement bons avec eux-mêmes, sûrs de leur valeur ne l'affirment pas, puisqu'ils n'ont pas le besoin de se défendre contre l'agression du monde extérieur. Ils sont sécures. Tu ais, comme si on t'ccusait d'être ivre alors que tu sais n'avoir rien bu. Tu te dis que l'autre est vachement agressif, qu'il doit avoir un problème et puis c'est tout, tu continues ta route... celui dont l'égo est hypertrophié, (c'est à dire mal formé ) va se mettre dans une rage folle qu'on puisse penser que c'est un poivrot. C'est peut-être parce qu'il n'est pas certain de n'avoir jamais aucun problème avec l'alcool..

Dado a dit…

Ce qui m'a choqué, c'est sans doute le terme ego. Automatiquement, je le lie à une hypertrophie ou une dystrophie. Personnalité serait sans doute plus simple. Oui, on trouve certainement de tout dans la nature, donc aussi des personnalités harmonieuses. Maintenant, la personnalité des autres, on s'en fiche un peu en fait, c'est avec la notre qu'il faut se débrouiller.

l'écrivaillonnne a dit…

Voilà ! Je commence à jargonner, à force de lire "la gazette du psy"...