mardi, octobre 10, 2006

La Spirale de la Gratto-Dépendance

Ce soir alors que je lui demandais une baguette de pain, la boulangère m'annonça l'air réjoui, comme si m'était échue une chance inestimable, que j'avais « le droit de gratter ». Heureusement pour moi, elle me tendit simultanément un petit dépliant publicitaire, ce qui m'évita de commettre un terrible impair.

Devant sa mine dépitée lorsque je lui répondis dans un premier temps que je ne grattais jamais, je ne pus dans un second que me résigner à lui faire plaisir. Elle m'avait en outre promis que je gagnerai peut-être un parapluie ; et justement l'orage menaçait.

Hélas, mon grattage dévoila le mot : PERDU ! Vous ne me croirez jamais mais il était écrit en majuscules et suivi d'un point d'exclamation ! Décidément, ce n'est vraiment pas gentil de se moquer ainsi de la peine des gens… Si j'avais du concevoir ce petit papier, j'aurais rédigé quelque chose dans ce ton :

« Nous vous prions de tout coeur de nous excuser mais nous nous voyons dans la triste et pénible obligation de vous annoncer une bien peu agréable nouvelle : il semble que vous n'ayez pas gagné cette fois. Pouvons-nous nous permettre de vous conseiller de relativiser votre déception ? Primo, la chance vous sourira un autre jour ; secundo, grâce à vous, un enfant dans le besoin obtiendra le parapluie de ses rêves et évitera une vilaine angine qui aurait donné bien du souci à sa maman. Nous vous remercions d'avoir participé à ce jeu et nous vous prions, encore une fois et bien humblement, d'agréer nos sentiments compatissants. »

Mais quand j'y repense, c'est peut-être aussi la raison pour laquelle je ne travaille pas dans le marketing.

Donc me voilà rentrant à la maison, la baguette sous le bras et le coeur tout à l’envers en songeant aux souffrances de mes compères-ès-grattage. Quelle joie peuvent-ils bien retirer de cette déconvenue hebdomadaire ? Toutes les semaines, ils voient s'envoler en fumée leurs châteaux en Espagne ; toutes les semaines, ils sont contraints de reprendre leur dose de loto pour s'évader d'un quotidien qui leur déplaît. Au bout d'un certain temps, la drogue ne fait même plus effet : c'est simplement la peur de rater l'occasion dorée qui les motive. Quelle horreur ! Quelle épouvante ! Sans le savoir, ces âmes perdues sont tombées dans la Spirale de la Gratto-Dépendance !

Je connaissais l'histoire du fumeur qui avait troqué ses cigarettes contre des carottes. Pour avoir vaincu son accoutumance à la nicotine, il était devenu accro au légume : il lui fallait ses deux bottes par jour. Mais je ne m'étais pas rendu compte de l'ampleur généralisée ni de la gravité du phénomène. Car disons-le franchement, s'il existe des dépendances étranges, ridicules et variées, comme celle au vacarme des aéroports, à l'idiotie télévisuelle, au sport, au téléphone mobile, au régime, aux imagettes de foufounes mal pixellisées, à la religion, au yoghourt, au jeu vidéo ou même aux forums de discussion sur internet, la forme la plus répandue de cette addiction est liée au travail, au conjoint et aux marmots. Cela paraît incroyable mais certaines personnes ne peuvent s'empêcher de se faire leur fix de boulot tous les jours ! Ces malheureux ne souhaitent qu'arrêter mais ne le peuvent pas : c'est plus fort qu'eux. Comme des junkies, leurs discussions ne tournent qu'autour de leur drogue. Privez-les de leur emploi, de leur conjoint ou de leurs enfants et vous verrez leur ombre errer dans la rue, transparente et grise et morose, gémissant et mendiant une dose supplémentaire. Certains iront même jusqu'au crime pour satisfaire leur besoin.

En vérité, on peut vraiment être dépendant à tout et à n'importe quoi. L'essentiel est de le décider.

La bonne nouvelle : si l’on peut entrer dans l’enfer de la spirale de la n’importe-quoi-dépendance, on peut aussi en sortir chez John Warsen et Lisa Mandel.

11 commentaires:

l'écrivaillonnne a dit…

"En vérité, on peut vraiment être dépendant à tout et à n'importe quoi. L'essentiel est de le décider."
Bah, justement, c'est là où est le blème : on n'est jamais dépendant d'un truc de façon décidée... On est souvent surpris...

Dado a dit…

Humpf... Mes deux dernières phrases de conclusion me semblent bien plus malines que moi. Je ne les rejetterai pas d'un petit geste désinvolte de la main, sans réflexion préalable...

Anonyme a dit…

Tu sembles vouloir prendre le contrepoint des idées reçues sur la dépendance, entrechoquant les notions de choix et d'addiction.
Bien sûr que par rapport à ce dont on est devenu dépendant, on s'aperçoit après-coup, si j'ose dire, que rien n'était fortuit dans la rencontre entre le consommateur et le produit.
Mais l'idée d'un choix conscient est un peu tirée par les poils. Peut-être un diablotion penché sur ton épaule te l'a-t-il soufflée ? A malin, Malin et demi.

Anonyme a dit…

Je vais me faire l'avocate du Dado. On peut effectivement choisir sa dépendance. La seule chose qu'on ne peut choisir, c'est de ne plus avoir de dépendance, pour cela il faut faire une ascèse. Mais je témoigne pour ma part avoir eu de multiples dépendances, et que rien n'est plus facile que de remplacer l'une par l'autre. On prend en général ce qui est le plus pratique : on ne se créera pas une dépendance au vélo si on habite à Lille. Mais à Cannes ou dans les Alpes, ça le fait bien. Si on n'aime pas le sport, on a le choix entre les séries télé, la lecture, les jeux videos, la bouffe, les animaux familiers... (je parle ici de dépendances de célibataires, je ne connais pas les autres). D'ailleurs j'ai justement un ami qui a décidé de couper certaines dépendances, et il a constaté que son esprit en retrouvait d'autres aussi vite. C'est pour ça que les cyberdeps en cours de sevrage me font marrer. Ils croient qu'ils vont être libres, alors qu'ils ne font que remplacer leurs chaînes pour d'autres plus pratiques et moins visibles.

Dado a dit…

John, bien sûr que c'est un petit diablotin très malin qui m'a soufflé ça à l'oreille. Tu ne crois pas que l'ado qui fume sa première cigarette n'est pas au courant que ça entraîne une dépendance ? que celui qui se plante une aiguille ne sait pas où ça va le mener ? Et pour aller plus loin, tu ne penses pas que celui qui se branche sur un site de q ne se doute pas un peu qu'il est justement trop attiré par ce genre de choses ? Que le type qui paie un abonnement à World of Warcraft s'imagine que c'est pour une semaine ? Ou que si tu sors avec une fille, tu as 99% de chances de te retrouver sept ans plus tard avec une maison et une tripotée de bambins ? J'ai vraiment du mal à croire l'hypothèse de Kiki avec sa surprise totale.

En plus, si tu regardes les sociétés tribales, ou même certaines civilisations proches, la plupart sont tous camés jusqu'à la moëlle. Et chez nous, c'était l'alcool au début du siècle et la cigarette et le café maintenant.

A partir du moment où ça titille les voies du plaisir et de la récompense dans le cerveau, et à partir du moment où il y a habitude ou accoutumance, il y a dépendance. Alors soit c'est chimique et c'est la merde grave. Soit c'est psychologique et on peut remplacer plus aisément - je suppose du moins - une dépendance inutile par une autre utile. Il y a les dépendances qui sont valorisées socialement - et qui sont vraiment des dépendances car sitôt que ça s'arrête, c'est la cata - genre le boulot, le conjoint, les bambins. Aussi je pense que ceux qui choisissent une dépendance dévalorisée le font un peu exprès.

En bref, dans l'ensemble, je pense que ce qu'on appelle une dépendance, c'est plutôt un manque de variété dans les dépendances. Et qu'il y a problème à partir du moment où l'une d'entre elles bouffe toutes les autres. Je pense aussi que certaines personnes ne veulent pas être dépendantes à certaines choses, parce qu'ils sentent qu'ils prendraient une trop grosse gamelle en cas de pépin, donc ils vont se choisir une dépendance ailleurs.

Maintenant, il faudrait demander l'avis d'un psychologue ou d'un neurobiologiste. Je peux très bien me planter.

Anonyme a dit…

flo, personne n'attaque dado.
Il est inattaquable.
dado, tu fais le distinguo entre dépendances hard et soft.
T'as les moyens, tant mieux pour toi.
Je suis plutôt "branché" hard, l'ai-je choisi ? sans doute.
en tout cas, j'aime bien cette définition de Russell Banks "la dépendance consiste à effacer la douleur par ce qui la provoque" qui nous permet éventuellement d'en changer, dans un cercle plutôt restreint.
En panne d'inspir, je viendrai peut-être grappiller chez toi pour relancer mon gloubi boulblog.
vive les célibataires.

Anonyme a dit…

"la forme la plus répandue de cette addiction est liée au travail, au conjoint et aux marmots."
le travail n'est pas une addiction choisie mais imposée : dans la même gamme, nous sommes dépendants de l'électricité, du PQ et de l'air que nous respirons.
Dans le cas conjoints-marmots, il faudrait parler de co-dépendance, car ils le sont autant de nous que nous d'eux.

Dado a dit…

John, apparemment tu veux une réponse. Je te réponds donc. ;)

>> flo, personne n'attaque dado. Il est inattaquable.

Dado se manifeste donc il est attaquable. Maintenant, si on l'attaque, c'est le plus probablement pour de mauvaises raisons donc soit on tape dans le vide, soit on prête le flanc à un contre.

>> dado, tu fais le distinguo entre dépendances hard et soft. T'as les moyens, tant mieux pour toi.

Il y a bien sûr une différence évidente entre dépendance hard et soft - c'est d'ailleurs, curieusement, la même différence qu'en informatique entre hard et soft. Dépendance hard: ton cerveau est noyé sous des substances extérieures et tu deviens incapable de produire des endorphines (je crois). En conséquence, tu es incapable de trouver du plaisir dans quoi que ce soit, sauf ta drogue.

Dépendance soft: tu restes capable de produire des endorphines, mais tes habitudes trop spécifiques font que, si tu arrêtes, tu es paumé le temps de retrouver d'autres sources de récompenses et de plaisir.

>> le travail n'est pas une addiction choisie mais imposée : dans la même gamme, nous sommes dépendants de l'électricité, du PQ et de l'air que nous respirons.

Nous ne sommes pas obligés de travailler huit heures par jour quotidiennement. Un copain est allé au Népal et comme certains paysans qu'il a rencontré se montraient envieux du niveau de vie occidental, il leur a demandé: oui, mais est-ce que vous voudriez travailler tous les jours huit heures par jour? Les types ont réfléchi puis ils ont dit que non. Tu devrais être bien placé pour le savoir puisque tu ne fais pas un boulot en usine.

Nous ne sommes pas non plus dépendants de l'électricité et du PQ. Nous sommes simplement habitués à un certain niveau de confort. Ca n'a rien à voir avec l'air. Sans air, on ne serait pas là pour se poser ce genre de questions.

Anonyme a dit…

"Maintenant, il faudrait demander l'avis d'un psychologue ou d'un neurobiologiste."
Ca y est, j'ai la réponse :
"Cette vision transversale des conduites de dépendance
pathologique, centrée sur les comportements plutôt que les produits,
impulsée par le plan gouvernemental 1999-2002 et la MILDT, a permis
un décloisonnement nécessaire de pratiques antérieurement trop
référées à la nature des produits consommés, aussi bien dans le
champ du soin que de la prévention.
Se sont ainsi trouvés rapprochés des comportements souvent
associés, simultanément successivement, chez les patients
concernés, notamment les plus jeunes, tels que conduites
d alcoolisation, toxicomaniaques et tabagiques (le plus souvent en
polyconsommation), conduites boulimiques-anorexiques,
automutilations, conduites de jeu pathologique, pour ne citer que les
plus fréquentes.
Ces rapprochements ont trouvé une validité théorique et
scientifique à différents niveaux :
- Au niveau clinique et comportemental, à travers la parenté
étroite des séquences cognitivo-comportementales engagées dans
ces pratiques et des phénomènes de tolérance et de sevrage
constatés, ainsi que la proximité des vécus et discours des intéressés
et de leurs proches.
- Au niveau physiopathologique, à travers le constat de la mise
en action dans toutes ces conduites addictives de la même voie finale
commune neuro-biologique, impliquant les circuits neuronaux
dopaminergiques mésolimbiques dits « de récompense », étroitement
articulés aux systèmes opioïdes endogènes et cortico-surrénaliens.
- Au niveau psychopathologique enfin, dès lors que toutes ces
conduites peuvent remplir des fonctions voisines chez ceux qui s' y perdent, du côté d une recherche de soulagement et/ou plaisir, voire
stimulation, qui renvoie à leur incapacité à utiliser les ressources de leur monde interne pour faire face aux aléas de la vie et tolérer ses inévitables frustrations (faute souvent d'une sécurité de base suffisante acquise très tôt dans le cadre
du développement psycho-affectif)"
c'est ici :
http://www.addictologie.org/textes/scandale_addictions.pdf

Dado a dit…

Je traduis pour ceux qui ne comprennent pas le langage scientifique :

"En rapprochant les divers comportements de dépendance à un objet externe, sans tenir compte de cet objet, on trouve des points communs qui sont : un comportement similaire de dépendance ; l'importance d'un objet externe faute de pouvoir compenser l'insatisfaction de manière interne."

Là, moi je dis : "bravo les psychologues !" Il était certainement nécessaire d'impulser le plan gouvernemental 1999-2002 et la MILDT pour arriver à cette brillante tautologie.

On apprend quand même que le problème est parfois lié à une carence affective initiale dans le milieu familial (ce qui me semble assez exact).

Anonyme a dit…

Le professeur Vénisse est pire que psychologue, il est psychiatre. Pendant les années où je l'ai consulté sans trouver en moi le levier durable pour faire bouger ma représentation du monde, ce dont je ne manquais point de me morigéner, j'étais partagé entre la gratitude - on avait des discussions à large spectre et les consultations étaient remboursées par la Sécu - et le refus tripal d'accepter son attitude de Cyrulnik des courants froids - je lui reprochais d'avoir autant de chaleur qu'un poisson mort. Jusqu'à ce qu'on bosse ensemble sur cette carence affective initiale, et que je pige qu'il n'avait guère moyen de bosser autrement avec des dépendants, avec lesquels, il faut bien se l'avouer, il y a souvent de quoi se la mordre ;-)
dis donc, le test des lettres, ça marche une fois sur deux !