mercredi, novembre 30, 2005

Entreprises de démolition

Il y a quelques années, ayant repoussé l'objectif d'une randonnée solitaire de plus en plus loin, imprudemment au gré de l'attrait des panoramas, je me retrouvai sur le chemin du retour pris d'une véritable fringale. Mais plus rien à grignoter dans le sac à dos ! Il me restait deux heures de marche. Durant ces moments pénibles, je pus éprouver diverses conséquences du mode "économie d'énergie" sur le mental : pensées obsessionnelles, incapacité à raisonner, résurgence des défauts du caractère et autres. Une fois dans ma voiture, je me précipitai vers le premier restaurant rapide où j'eus tout loisir, devant un bon gros hamburger, de réfléchir aux conséquences de ce que j'avais expérimenté.

Dans ces circonstances précises - elles durent me marquer au fer rouge car je m'en rappelle comme si c'était hier - me vint l'idée suivante : les croyances dont nous faisions si grand cas n'étaient en vérité qu'une forme d'économie. Nous ne disposons pas du temps et de l'énergie nécessaire pour incessamment évaluer, tester, classer et relier entre elles les innombrables informations dont chaque instant de vie nous submerge. Toute opinion formée sur les choses devient rapidement une conviction difficilement déracinable. Enfin, dernière forme d'économie, à caractère social celle-là, nous acceptons les préceptes des personnes en vue car leur réussite sociale semble la preuve de l'efficacité de leurs positions.

C'est ainsi que l'on voit les personnes les plus intelligentes adopter sans s'en rendre compte les vues les plus stupides, les plus souverainement contradictoires, mutuellement destructrices ou qui nuisent même à leur adaptation. Or la question des croyances est fondamentale pour quelqu'un qui espère approcher la vérité car le logicien sait qu'une prémisse fausse permet de conclure à toute autre fausseté. Et comme le remarque Descartes dans l'introduction de sa Première Méditation :

Je me suis aperçu que, dès mes premières années, j'avais reçu quantité de fausses opinions pour véritables, et que ce que j'ai depuis fondé sur des principes si mal assurés ne pouvait être que fort douteux et incertain ; de façon qu'il me fallait entreprendre sérieusement une fois en ma vie de me défaire de toutes les opinions que j'avais reçues jusques alors en ma créance, et commencer tout de nouveau dès les fondements, si je voulais établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences. [...] Je m'appliquerai sérieusement et avec liberté à détruire généralement toutes mes anciennes opinions. [...] Parce que la ruine des fondements entraîne nécessairement avec soi tout le reste de l'édifice, je m'attaquerai d'abord aux principes, sur lesquels toutes mes anciennes opinions étaient appuyées.
Je doute de la liberté avec laquelle Descartes s'adonna à cette entreprise de démolition. En ce siècle, on rôtissait vite sur un bûcher. Quoi qu'il en soit, j'avais engagé le même projet il y a quelques années et en avais tiré, après une bonne dépression nerveuse, les conclusions suivantes : il n'est pas possible de détruire les croyances. Une croyance positive fera place à une croyance négative, mais une croyance tout de même. C'est un leurre que d'imaginer l'esprit humain pouvoir fonctionner sans elles : toute notre représentation du monde repose sur la connectique neuronale, et chaque connexion est elle-même une croyance en fondement.

Je viens de lire la confirmation de cette hypothèse dans un article du magazine Cerveau et Psycho, publié sur Deepsound Blog. En voici un extrait. Il s'agit d'une expérience sur les opinions réalisée par le neurobiologiste Gagan Wig et son équipe, à l'Université de Hanovre aux Etats-Unis :
Au début de l'exercice, le fait de relier une image à une catégorie met en marche des millions de neurones et nécessite une intense activation. Puis, progressivement, seules les connexions les plus efficaces sont conservées. Il en résulte une réduction d'activité et une économie d'énergie pour le cerveau. [...] Ces expériences montrent que l'opinion permet au cerveau de fonctionner en mode "économie d'énergie". Elles expliquent aussi pourquoi nous sommes si accrochés à nos opinions : puisqu'elles évitent d'avoir à mener une réflexion consommatrice d'énergie, elles sont reposantes. Pour modifier une opinion, il faut remodeler ses connexions cérébrales, activer intensément le lobe frontal gauche et dépenser beaucoup de glucose.
J’en déduis que l'entreprise de démolition de Descartes n'est pas sur le point d'aboutir !

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