dimanche, novembre 13, 2005

Le saut périlleux de la science

Toute science d'observation se doit avant toute chose d'effectuer une classification des phénomènes. Suit alors une phase d'identification : nous différencions à leur quatre paires de pattes les arachnides des insectes, lesquels en ont trois, et des crustacés qui en ont plus de quatre. A partir de ce moment, l'activité ultérieure de la science consistera à se demander pourquoi les insectes ont six pattes et les arachnides huit, quand la seule vraie raison est qu'elle leur a initialement attribué ces qualités.

La classification des phénomènes présente un aspect périlleux. En premier lieu se pose la question de sa pertinence. Borges nous fournit l'exemple d'une prétendue encyclopédie chinoise divisant les animaux en : « a) appartenant à l'empereur, b) embaumés, c) apprivoisés, d) cochons de lait, e) sirènes, f) fabuleux, g) chiens en liberté, h) inclus dans la présente classification, i) qui s'agitent comme des fous, j) innombrables, k) dessinés avec un pinceau très fin en poil de chameau, l) et cætera, m) qui viennent de casser la cruche, n) qui de loin semblent des mouches ». Indirectement, l'écrivain montre l'influence des critères sociaux-culturels sur la taxonomie ; et comme la science - nous l'avons vu plus haut - après son saut périlleux retombe sur ses deux pieds, on peut se demander si elle n'a pas pour but final de justifier un ordre social établi.

Mais il est quelques domaines où l'on peine même à effectuer ce classement préliminaire et ce sont curieusement ceux s'intéressant de près aux activités humaines, les sciences sociales, l'ethnologie et certaines branches de la linguistique comme la mythologie comparée et la narratologie. Il semblerait pourtant évident à première vue de comprendre les ressorts d'un récit mais lorsqu'on s'y penche de plus près et qu'on essaie de répertorier les contes, voire même de distinguer les fables des mythes, on tombe sur des difficultés qui paraissent ressortir des fractales, pour lesquelles une analyse structurelle de type cartésien - proposant de diviser le problème en problèmes plus petits - est bien entendu non opérationnelle puisque dans une fractale on retrouve le tout dans les détails.

Or si la fractalisation s'avère être en dernier ressort une caractéristique de l'esprit de l'observateur, il est à craindre que chaque science soit destinée à heurter le même écueil ; et il n'y aura plus de différence entre la raison et la folie.

A ce propos, un ami me raconta un jour cette anecdote amusante. Certains êtres échappent à toute classification biologique ; on ne peut dire s'il s'agit de végétaux ou d'animaux. C'est le cas, je crois, des algues et des champignons. En particulier tels champignons, peut-être dans la famille des géasters (1), ressemblent à des glaires visqueuses qui peuvent se déplacer de quelques millimètres par jour à la recherche de bactéries ; et dans la famille des bolets, il est paraît-il possible de trouver toutes les variantes intermédiaires entre deux genres distincts. Cette étude est donc un sujet délicat.

Il était une fois un spécialiste réputé de la russule - un russulologue. Ses observations, ses découvertes de nouveaux genres, ses classifications faisaient la plus forte impression sur ses confrères admiratifs et il n'était pas une conférence où il ne rapportât des spécimens encore inconnus ou un nouveau point de vue éclairant sur la question tellement importante - mais ô combien négligée ! de la russule. Or un jour les savants s'aperçurent avec stupéfaction, lors d'un congrès, qu'il avait rangé une russule sous un type erroné. Les mêmes erreurs se reproduisirent, de plus en plus nombreuses, aux colloques suivants : le chercheur présentait comme nouveaux des genres existants, mélangeait les classifications entre elles, inventait de nouvelles hiérarchies ! En fin de compte, le milieu de la mycologie dut tristement se rendre à l'évidence : le héros de la science avait perdu la raison.

(1) Correction : il s'agit des myxomycètes. Et ils peuvent se déplacer de plusieurs centimètres par heure.

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