J'imagine avec un amusement hypocrite la stupéfaction du lecteur qui découvre ce titre. Comment tirer un article cohérent de ce sujet ? C'est pourtant le triple saut périlleux sans filet que je me propose de tenter ce soir sous vos yeux, ce chapiteau et les roulements du tambour (1).
Les anciens canons taoïstes, comme le Livre de la Voie et de la Vertu ou l'Art de la Guerre, rédigés en chinois ancien, peuplés de métaphores obscures, n'étaient déjà parfois plus compréhensibles deux cents ans à peine après leur publication. On s'en rend compte lorsque les contre sens de certains vieux commentateurs sont relevés par d'autres. Notre mentalité démocratique adopte alors l'opinion de la majorité et admet qu'elle a extrait le sens vrai du texte.
Il faut dire que l'écriture idéographique permet toutes sortes de divagations. Je ne connais pas le chinois mais je suppose que, comme dans toute langue, des locutions courantes, des associations d'images varient d'une époque à une autre. Un millénaire plus tard, ces expressions ont perdu leur signification et, à moins d'entreprendre d'ardues recherches historiques afin d'en déduire grâce à d'autres documents la portée selon le contexte, l'image finale s'apparente à un test de Rorschach : chacun imagine ce qu'il veut.
Par exemple, la même phrase dans Lao-Tseu a été traduite de diverses façons :
- L'être a des aptitudes que le non-être emploie.
- Ainsi, de même que nous profitons de ce qui est, nous devrions reconnaître l'utilité de ce qui n'est pas.
- Ainsi il faut avoir pour faire des faveurs, être vide pour faire des choses utiles.
- C'est pourquoi l'utilité vient de l'être, l'usage naît du non-être.
La phrase originale est composée de cinq idéogrammes qui signifient à peu près ceci : ne pas, lui, utiliser, servir, utiliser. Il ne me semble pas étonnant que la résultante soit un véritable casse-tête... chinois ! Par chance, le texte est précédé de quelques métaphores qui permettent d'en cerner la signification : « Bien que trente rayons convergent au moyeu de la roue, c'est son vide central qui fait rouler le char. Si la glaise est employée dans la façon du pot, c'est du vide intérieur que dépend son usage. De même, les pièces sont percées de portes et de fenêtres et c'est leur vide qui permet l'habitat. L’être a des aptitudes que le non-être emploie ».
Tout à coup, tout s'éclaire ! Nous avons compris quelque chose et cette révélation d'un sens nous fait participer d'une élévation de l'âme, d'un enthousiasme, que nous qualifierions de divins !
Je souhaiterais rabattre un peu cette touchante exaltation. Elle ne dépend que du caractère religieux du texte et nous éprouverions une joie semblable en comprenant quel ingrédient donnait son goût inimitable à la garbure de notre grand-mère. Qui plus est, le sens des métaphores aurait pu être interverti et le plein valorisé à la place du vide puisque le vide du vase est inutile sans le plein qui l'entoure. Les phrases de Lao-Tseu avaient-elles une autre portée ? Etaient-elles censées préciser une pratique méditative que j'ignore ? Peu importe en fait car ce qu’il importe de mettre en valeur, c'est le sentiment qui point lors du phénomène de la compréhension, c'est-à-dire du lien effectué entre deux plans que met en parallèle une métaphore poétique ou son équivalent religieux, la parabole.
Récemment, une expérience a montré que notre faculté de lier des rapports entre des choses semblables ou dissemblables dépendait du taux de dopamine. Je pense de plus que la compréhension - qu'elle s'applique à vrai ou à faux - déclenche la sécrétion d'un quelconque neurotransmetteur engendrant un sentiment de satisfaction. Il se peut que nous ayons été dressé à le faire. Il se peut aussi que ce soit inné.
Ma pirouette est finie. Comme le singe savant, j'attends maintenant vos piécettes !
(1) Première acrobatie : un triple zeugma pour m'échauffer !
Plus d'infos ? Diverses traductions de Lao-tseu et autres textes :
Tao te king
Wengu, Association française des professeurs de chinois
La philosophie, de l'Occident à l'Orient
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