dimanche, septembre 18, 2005

Le chant des sirènes


Il m'advient souvent, pour le meilleur ou pour le pire, de me réveiller avec à l'esprit quelque refrain entêtant qui donnera le ton de la journée. Plusieurs fois, je me suis rendu compte que cette chanson était déjà présente dans mes rêves. Aujourd'hui, j'ai été tiré du sommeil à trois heures du matin par un couplet nostalgique et lancinant d'Enya que j'avais découvert la veille par hasard :

Who can say if your love grows
As your heart shows?
Only time

And who can say where the road goes
Where the day flows?
Only time.

Certes, des paroles d'amour et de temps qui passe ne sont pas faites pour réjouir ; certes, la mélodie est lente et sur un ton mineur ; et cependant je n'arrive pas pleinement à comprendre comment cette complainte mièvre, doucereuse et répétitive m'arrache atrocement le coeur ni pourquoi je me sens maintenant triste à mourir.

Le chant féminin m'a toujours terriblement ému ; il me semble qu'il n'est rien de plus beau, de plus mystérieux ni de plus magique qu'une mélodie chantée par une jeune voix de femme. Cette émotion est totalement dissociée de l'imagination d'un corps ou même d'un visage. La voix est naturellement pure, désincarnée, elle se suffit à elle-même et n'a pas besoin de la vue ni du toucher pour se manifester. C'est comme si l'inhumaine déesse de la beauté se révélait temporairement dans un son.

Comme la notion d'amour physique ne me semble pas véritablement présente, je me demande s'il n'y a pas un secret plus effroyable et plus funeste derrière tout cela. Le mot charme en effet - il ne s'agit pas seulement du charme personnel, mais aussi des charmes incantatoires - vient du latin carmen qui signifie chant. Il y a quelque chose du chant des sirènes là-dedans ; or on sait que les sirènes grecques étaient à l'origine des êtres psychopompes, mi-femme mi-oiseau, figurés sur les urnes funéraires. Quel lien invisible associerait la mort à la beauté du chant féminin ?

Ou bien n'est-ce pas la voix mais l'amour lui-même qui comprend un mystère terrifiant dont le chant n'est que la quintessence ? Car la femme ne représente pas seulement l'amour ; elle est aussi, pour une raison trouble, le symbole de la non-existence et de la mort. Le caveau, le cercueil, la tombe sont des images de notre demeure première, notre cher Eden perdu. Serait-il plus précis alors de dire que l'amour a deux visages, l'un insouciant et gai qui évoque les pépiements des oiseaux, les roucoulements des torrents des jours de printemps ; l'autre lourd, fascinant et funèbre qui suscite immédiatement, qu'on se le cache ou non, le masque macabre de la destruction ?

La notion, fondamentale en amour, du sacrifice pour l'être aimé ne révèle son sens qu'à travers le reflet de ce miroir obscur. Cela vaut des amours banals comme de ceux de théâtre. On pense bien sûr à la fatale Carmen ou à la triste Ophélie. De même, dans le roman du Seigneur des Anneaux, lorsque les destins de la Dame Arwen et du seigneur Aragorn se croisent sur le pont, c'est du contraste entre l'intemporalité idéale de cette rencontre et l'éphémère réel que surgit une douleur poignante. On donnerait tout pour vivre un tel instant sachant pourtant qu'il conduit à la souffrance et la folie ; et de cette certaine manière, nous partageons l'illusion terrible d'Arwen la belle dans sa décision délibérée de troquer sa jeune immortalité contre des années de tristesse et de souffrance ; car elle sait au moment de ce choix effrayant qu'elle finira sa vie, errant comme une ombre, sous les futaies désormais agonisantes et grises d'une Lothlorien désertée, folle, l'esprit égaré de désespoir par la perte de son unique amour.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Tu connais le groupe Renaissance ? Je trouve que la chanteuse est super.

Dado a dit…

Non, je ne connaissais pas. J'essaierai de l'écouter.

Autre groupe. Dans le film de Wenders "Lisbon Story", je crois me souvenir que cette impression était traitée dans la scène où il entend la chanteuse de Madredeus et parcourt de nuit le labyrinthe des corridors du palais.