mercredi, novembre 16, 2005

Le malin génie

Dans tout domaine, les pionniers, les précurseurs sont sans conteste ceux qui s'aventurent le plus loin. Leurs suiveurs, sur des pistes déjà éclaircies, pensent avant tout à leur sécurité et à leur profit. Un Christophe Colomb, un Magellan n'hésitaient pas à mettre leur vie en jeu pour découvrir des terres nouvelles. Un Rimbaud, un Lautréamont prenaient sans hésiter le risque de la folie. Combien est fade le tapage des surréalistes, Breton, Eluard ou Aragon, comparé à leurs poésies...

L'histoire de la raison a sans doute débuté au début du XVIIème siècle car c'est là que nous y trouvons les pionniers, Descartes et Pascal, les seuls à s'être approchés de près de ses abîmes glissants. Pascal était malheureusement totalement névrosé et son délire mystique douteux correspond trait pour trait à une pathologie décrite par Freud. Quant à Descartes, il émit vers 1640 l'hypothèse du malin génie, l'idée la plus subtile - à proprement parler la plus maligne - et sans doute la plus proche de la vérité de toute la philosophie moderne ; aussi ne puis-je qu'éprouver la plus forte admiration pour son auteur.

Je supposerai donc qu'il y a, non point un vrai Dieu, qui est la souveraine source de vérité, mais un certain mauvais génie, non moins rusé et trompeur que puissant qui a employé toute son industrie à me tromper. Je penserai que le ciel, l'air, la terre, les couleurs, les figures, les sons et toutes les choses extérieures que nous voyons, ne sont que des illusions et tromperies, dont il se sert pour surprendre ma crédulité.
Et en effet, si tout ce que nous voyons, tout ce que nous pensons n'est qu'une illusion trompeuse, un jeu de lanterne magique, nous ne pouvons nous fier ni à nos sens, ni à notre jugement pour rétablir une quelconque vérité ou guider nos pas.

Le texte des deux premières Méditations est une des choses les plus puissantes jamais écrites. Outre les interrogations fondamentales qu'il pose sur les croyances, la vérité et la fausseté, la fidélité des sensations, interrogations qui semblent réduire toute entreprise philosophique à néant, on y trouve des fusées comme celles-ci, qui montrent la profondeur de discernement du penseur :

Sans difficulté, j'ai pensé que j'étais un homme. Mais qu'est-ce qu'un homme ? Dirai-je que c'est un animal raisonnable ? Non certes : car il faudrait par après rechercher ce que c'est qu'animal, et ce que c'est que raisonnable, et ainsi d'une seule question nous tomberions insensiblement en une infinité d'autres plus difficiles et embarrassées.

Il paraît impossible de supposer que Descartes a émis ces suppositions terribles pour le seul plaisir de la rhétorique ou dans le seul but de mettre en valeur sa conclusion. En vérité, ces idées sont tellement fortes qu'elles circonscrivent toute solution au rôle lénifiant d'une tisane. Les philosophes ultérieurs, qui faisaient profession de philosophie et tenaient à leur chaire et à leur réputation, semblent avoir évité de se compromettre en se penchant sur cette hypothèse qui sapait les fondements de leur gagne-pain.

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Les difficultés inextricables ("d'une seule question nous tomberions insensiblement en une infinité d'autres plus difficiles et embarrassées") sont le fait du mental, uniquement. Dans la clarté, il n'y a rien de tel. Cela ne signifie pas que les choses y soient "simples" du point de vue du mental, puisque le "simple" et le "compliqué" du mental ne reflètent pas plus la réalité l'un que l'autre - la réalité étant non-duelle.
Bref, cela prouve, si besoin était, que Descartes était complètement empêtré dans ses propres constructions, ce qui est en général le propre du philosophe qui veut faire de la métaphysique. C'est peut-être pour cette raison qu'un certain nombre s'en sont abstenus.

Dado a dit…

Descartes est le fondateur de la philosophie occidentale moderne, fondée sur la "pensée pour la pensée", sans rapport avec les mécanismes de la perception ou de la conscience - en bref une masturbation mentale. Il y a une différence importante de point de vue avec les philosophies précédentes : la philosophie grecque est fondée sur la toute puissance du Logos, c'est-à-dire qu'ils croyaient que le verbe était de nature divine et que son art, la Logique, permettait de décrire et de comprendre parfaitement le monde pourvu qu'il soit utilisé proprement. Leur bavassage se justifiait donc. C'est un peu le même enthousiasme qu'à la Renaissance où les artistes ont cru, à travers la perspective et les proportions, avoir retrouvé le plan qu'avait utilisé Dieu pour créer le monde. La philosophie taoïste était sans doute soutenue par l'expérience méditative et de la vacuité : en conséquence pour eux, la pensée est inutile et sert simplement à évoquer la possibilité d'un état sans pensée ; la philosophie confucéenne est essentiellement une réflexion sociale basée sur les cycles de transformation des éléments ; la philosophie médiévale est surtout une oeuvre lyrique à la gloire de Dieu, mais je pense qu'on peut y trouver aussi des descriptions d'expériences méditatives.

>> Descartes était complètement empêtré dans ses propres constructions, ce qui est en général le propre du philosophe qui veut faire de la métaphysique.

Descartes suppose comme les Grecs que l'on peut résoudre tout problème par la pensée - c'est le principe même de sa Méthode qui consiste à diviser un gros problème en petits jusqu'à ce que chacun d'eux soit posé de manière suffisamment simple pour que la solution soit évidente (1). Mais en tant que premier "penseur", au moment de fonder le culte de la "raison pure", il se rend sinistrement compte que cette raison pure ne possède aucune qualité permettant de l'étayer. Il n'adopte pas le point de vue grec où la pensée est divine et donc justifiée. Il s'aperçoit que les croyances fondent le raisonnement et qu'un système monté sur des croyances fausses sera faux ; que les mécanismes même du jugement et du raisonnement peuvent être aberrants. Si je me souviens bien, c'est le même reproche que Schopenhauer fait à Kant en remarquant que son gigantesque édifice (Critique de la Raison Pure) est construit sur du sable, et que si on enlève l'échaffaudage, tout s'effondre.
Comme tu le dis, "les difficultés inextricables sont le fait du mental, uniquement". Comme Descartes était le premier à chanter la gloire du mental, c'est aussi le seul à s'en être rendu compte. La solution qu'il trouve ("je pense donc je suis") est sans doute la plus faible qui puisse exister et n'a d'autre valeur que celle de somnifère. Les philosophes suivants ont repris sa chanson en choeur, sans trop se demander si elle détonnait ou non.

(1) C'est d'ailleurs dans ce sens qu'il faut comprendre sa phrase "d'une seule question nous tomberions insensiblement en une infinité d'autres plus difficiles et embarrassées" - où il remet curieusement en doute la pertinence même de sa méthode !

Anonyme a dit…

C'est d'ailleurs marrant de songer qu'un bouddhiste serait parvenu à la conclusion inverse "je pense donc je ne suis pas", puisque la vacuité est ce qui permet l'expression et le changement perpétuel des phénomènes.