jeudi, mars 30, 2006

Faux souvenirs (II)

Comme je le disais dans l'article précédent, le syndrome de fausse mémoire est presque entièrement méconnu du milieu scientifique. Il n'est pas mentionné dans le DSM. Certains soutiennent même qu'il n'en existe aucune preuve. Dans le fond, dénier ce phénomène me semble à peu près naturel car il ébranle notre conception du réel.

Pour la plupart des gens, la notion de réalité semble se cristalliser autour de trois noyaux : la sensation d'être présent ici et maintenant ; la conviction inébranlable d'être situé dans un lieu qualifié de "réel" ; et la mémoire qui crée l'illusion d'une continuité physique et morale. Je me rends compte que ma description toute intérieure pourrait être rendue plus concise par l'utilisation de termes "objectifs" : la conscience, l'espace et le temps. Mais ces termes supposent la même expérience communément partagée. C'est à la fois un avantage et un inconvénient. Attribuer des étiquettes à ces sensations entretient la croyance générale à leur aspect concret.

Pour soutenir ces convictions sur la nature du monde, il est nécessaire que nous concevions la mémoire comme un support fondamentalement stable, fiable et fidèle. Considérer qu'elle ne conserve rien met en doute tout notre système de réalité. D'où l'idée que les souvenirs sont "stockés" quelque part, à la manière de livres ou de cassettes vidéos dans une médiathèque, dont le contenu n'est pas susceptible d'être fortement modifié. Les neurobiologistes ont cherché pendant des dizaines d'années en quel recoin du cerveau les souvenirs pouvaient s'engranger. Bien sûr, ils ne l'ont toujours pas trouvé car il n'existe rien de tel. Les souvenirs ne sont pas conservés et cela pour une raison à mon avis toute simple : ils sont créés à la volée.

Il est admis que la nature de la mémoire est reconstructive ; que l'acquisition de nouvelle information distord sa teneur ; que chaque souvenir, antérieur ou postérieur, interfère avec les autres. Il semble d'autre part évident que les gens reconstruisent leurs propres références autobiographiques en altérant son contenu. Ainsi les faux-souvenirs ne seraient qu'un cas particulier du souvenir courant. Différents facteurs externes, comme l'opinion d'une figure d'autorité ou un message culturel répété, peuvent les provoquer. Des personnes tout à fait normales se souviennent d'événements entiers qui ne leur sont jamais arrivés. Capables de les décrire dans le moindre détail, entièrement confiantes en leur véracité, elles soutiennent leur point de vue avec ferveur même s'il s'agit d'une impossibilité biologique ou géographique.

Plusieurs expériences récentes ont attesté de la facilité de produire de faux souvenirs : à des visiteurs de Disneyland, il a été montré une publicité truquée où Bugs Bunny serrait les mains des touristes. Par la suite, 30% d'entre eux se sont parfaitement souvenus avoir vu le gros lapin lors de la Parade Electrique. Mais Bugs Bunny est un personnage de la Warner Bros : on ne risque pas de le croiser dans un parc Disney !

4 commentaires:

Anonyme a dit…

Vaste sujet, si elle nous fait défaut à titre individuel, c'est bien plus inquiétant pour la mémoire collective qui est sujette à encore plus d'altération (faux souvenirs, déformation) et cela s'accroit avec le temps.
On s'imagine que le souvenir est une image figée de la (notre) réalité, un peu comme un album photo. Ce serait plutôt une projection personnelle et instable ou il faudrait mettre des mots décrivant des photos flous, quand bien même les images sont nettes on ne les interprête pas toujours de la même façon.

PMooNC

Dado a dit…

Bonjour Mounou!

>> On s'imagine que le souvenir est une image figée de la réalité, un peu comme un album photo. Ce serait plutôt une projection personnelle et instable ou il faudrait mettre des mots décrivant des photos flous.

Tout à fait, mais tout à fait d'accord. :) Du point de vue du fonctionnement d'un réseau neuronal, je crois que cette description est très proche de la manière dont ça fonctionne.

Philippe a dit…

Un autre exemple impressionnant de faux-souvenir avec le film Rosemary's Baby de Polanski. Attention, ne passez pas la souris sur le lien avant d'avoir vu le film : SPOILER. Eh ben je me suis rendu compte à la lecture d'un commentaire spectateur sur Allociné, juste après la diffusion du film, que j'en étais persuadé moi aussi.

Dado a dit…

J'aurais des difficultés à répondre à ta remarque sans dévoiler des éléments du film. Donc ceux qui n'ont pas vu le film feront mieux de ne pas lire ce commentaire!

A mon souvenir, après que Rosemary s'approche du berceau et soit stupéfaite par l'apparence de ce qui se trouve dedans (que l'on ne voit pas), une vieille femme s'approche et dit: "il a les yeux de son père". Suit au montage un plan rapproché d'un oeil de chèvre. Tout ceci si mon souvenir est bon, bien sûr... ;)

Le montage suggère qu'il s'agit de l'oeil du bébé (ou bien l'oeil du "père"). Donc, effectivement, on ne voit pas le bébé en entier. Lorsque 80% des spectateurs affirment qu'ils ont vu le bébé, par exemple lorsque tu dis que tu te souviens d'avoir vu le bébé, veulent-ils vraiment dire qu'ils ont le souvenir de l'avoir vu en entier?

D'autre part, lorsque Polanski affirme qu'on ne voit pas de bébé, il n'a pas tort non plus, puisque du point de vue du réalisateur, il n'a jamais filmé un bébé mais une chèvre, ce qui est assez différent. :)))