samedi, novembre 04, 2006

Classification et troubles de l'évidence

Assurément, je ne suis pas un grand épistémologue. Mais il me semble que toute science - à l'exception peut-être de la mathématique - requiert à la base une classification. Sans classification, chaque déduction ultérieure demeurerait un pur délire - quoique cela ne signifie aucunement que l'on ne puisse plus délirer une fois la classification effectuée. Si l'on commence par confondre les phénomènes, à les associer par des analogies faibles et plutôt douteuses, comme c'était le cas des méthodes médiévales de la magie naturelle, de l'alchimie et de la kabbale, si l'on mélange les torchons, les serviettes, les carottes et les navets, on obtient rapidement un méli-mélo indicible où tout devient le symbole de tout ; et vice versa éventuellement.

Généralement, une classification se fonde sur les caractéristiques apparentes. Mais il s'avère malheureusement que ce n'est pas toujours si simple. Il y a quelques semaines, mes amis et moi avons ramassé près de Monléon, dans le Magnoac, de beaux champignons que tout solide paysan du coin vous assurera être des bolets des châtaigniers, espèce inconnue du mycologue mais, selon la légende locale, bien moins bonne que le cèpe de Bordeaux ou le tête-de-nègre. A la réflexion, ce devaient être des cèpes de Bordeaux (1) ; lesquels ne se différencient pas d'ailleurs énormément des têtes-de-nègre... (2) La couleur du chapeau varie d'un lieu de cueillette à l'autre de l'ocre au brun gris très foncé, celle des tubes passe du blanc au jaune puis au vert avec l'âge, le pied se trouve également épais ou fin. Nos cèpes connaissaient toutes ces caractéristiques au point que l'on pouvait croire qu'ils étaient de souches distinctes. Ce n'est pas étonnant si un spécialiste de la russule en est devenu fou (3).

J’avais aussi vu un reportage sur l’évolution rapide d’individus en fonction de leur environnement. Une minuscule pâquerette se faisait une forte plante d’un mètre de haut sous un climat humide et tropical ; une tortue s'était adaptée par nécessité à un régime carnivore. Elles n’avaient pas pourtant subi de mutation. Si leur histoire était restée inconnue, peut-être aurait on conclu à des espèces différentes.

Lorsqu'on étudie les premiers balbutiements de la science au XVIIIème siècle, on se rend compte que la classification - bien que le principe en soit devenu naturel, automatique, trivial par habitude - se fonde sur une conviction. Je n'ai malheureusement plus la citation sous les yeux (4) ; est-elle du philosophe et mathématicien Condorcet ? En gros, l'idée fondatrice - elle-même une évidence - était que la classification ne devait pas poser de problème ; il suffisait de choisir comme critères de discrimination ce qui ne pouvait manquer de sauter aux yeux. Mais la conviction inébranlable qui soutenait tout l'édifice, la raison pour laquelle cet ordre devait être si clair, c'est qu'il avait été planifié élégamment par le Créateur.

Cette conviction ne tient bien sûr pas la route. Plus la science s'éloigne du vecteur et de la molécule et plus elle s'approche de l'humain et de son comportement, plus elle devient molle et floue, plus la classification s'avère discutable. Ainsi l'étude du récit et du mythe balbutie lamentablement parce qu'elle ne parvient pas à diviser l'ensemble en parties distinctes (5). Tout ce qui touche à l'événement - en vérité le récit que l'on se fait de l'événement - la sociologie, l'histoire, la psychologie, tombe sous le même diagnostic : la méthode de Descartes ne peut s'appliquer telle quelle à ces structures fractales ; leurs subdivisions reproduisent le même incompréhensible tracé.

Un écueil semblable hante l'océan trouble de la médecine psychiatrique. La seule classification des maladies mentales a de quoi perturber l'homme le plus sain d'esprit. Il y a vingt ans, on opposait nettement au milieu des psychoses la paranoïa (6) et la schizophrénie ; toutes deux étaient des troubles psychotiques car elles s'accompagnaient de délire ; mais le délire paranoïaque était systématisé - logique d'une certaine façon - le schizoïde non systématisé. Aujourd'hui, le psychiatre ne parle plus de paranoïa mais de trouble délirant. Celui que l'on appelait paranoïaque est devenu un schizophrène. C'est à y perdre son latin ; ou plus précisément son grec.


(1) Boletus edulis.
(2) Boletus aerus.
(3) Et moi aussi. Au moment de publier cet article, je me rends compte avec horreur que je l'ai
déjà écrit. Je me console en me disant qu'il y a au moins une idée nouvelle, celle de la conviction d'un ordre divin derrière la classification scientifique.
(4) On pourrait la retrouver dans un hors-série de Science & Vie de 1989, à l'époque où ce mensuel était encore sérieux, sur la science et la révolution française.
(5) Je ne suis pas entièrement convaincu par la tentative intelligente de Vladimir Propp.
(6) On lira avec plaisir le chapitre de la Wikipédia sur la
paranoïa... en particulier le passage drolatique où l'on généralise aux groupes, aux peuples et aux civilisations. Je vous rassure, ce n'est pas moi qui l'ai rédigé.

Illustration : cèpes de Bordeaux.

7 commentaires:

Anonyme a dit…

Le lien wikipedia est cassé : il mène au terme "Paranoïa" :D

Anonyme a dit…

Bon, tant que t'as pas confondu avec des ammanites phalloïdes... je ne sais pas si tu as vu, 10 mecs se sont retrouvés à l'hosto du côté de la Bretagne pour avoir mangé des champignons de la mort...

Dado a dit…

@ David: Merci, le lien vers l'article "paranoïa" est corrigé. Ca devait encore être un coup de la CIA. :p

@ Flo: difficile de confondre des cèpes avec des amanites phalloïdes. Ca a de la mousse dessous, pas des lamelles. Par contre, on a aussi trouvé et mangé des oronges (amanites des Césars). Là, c'est certain que ça ressemble beaucoup plus. ;)

Anonyme a dit…

Effectivement, il est nécessaire pour faire une classification d'avoir la conviction qu'elle est possible car un ordre, une logique, une hierarchie existe.Cependant, la pensée sous jacente d'un créateur n'est pas fondamentalement nécessaire, et d'ailleurs la science classifie très bien sans cela, en faisant intervenir "le hasard et la nécessité" pour ne pas citer J. Monod.
Si la classification du vivant fut jusqu'à la découverte des gènes, basée sur l'observation des caractères des différentes espèces, la découverte des gènes a permis d'établir une nouvelle classification basée sur les variations entre les différents gènes. Il se trouve que les 2 correspondent pour l'essentiel, pour cette raison qu'un caractère est souvent l'expression d'un gène.
En ce qui concerne la médecine, la classification des maladies a à peu près suivi la même pente : au départ proche des naturalistes, elle se basait sur des caractères bien visibles, elle dépend désormais plus de la génétique.
La psychiatrie est un domaine particulier, et le DSM IV ne fait pas l'unanimité, en particulier pour la psychiatrie française. En effet le DSM est le reflet d'une approche biologique de la maladie psychiatrique dont le corollaire est la possiblité et la nécessité de traitement pharmaceutique. D'autres classifications ont une approche différente, avec des conséquences thérapeutiques différentes, notamment celles des psychanalystes.

Dado a dit…

>> lds: Il est nécessaire pour faire une classification d'avoir la conviction qu'elle est possible car un ordre, une logique, une hierarchie existe.

Tu ne trouves pas qu'il y a comme une contradiction entre le début de ta phrase, plutôt dubitatif, ("avoir la conviction qu'elle est possible") et la fin particulièrement préremptoire ("car un ordre existe") ? :p

>> Cependant, la pensée sous jacente d'un créateur n'est pas fondamentalement nécessaire, et d'ailleurs la science classifie très bien sans cela, en faisant intervenir "le hasard et la nécessité" pour ne pas citer J. Monod.

Je n'ai pas lu Jacques Monod aussi l'évocation de son titre ne me dit pas grand'chose. Si ce que tu dis résume son point du vue sur la classification, ça me semble tiré par les cheveux. Ce n'est certainement pas la nécessité, encore moins le hasard qui permettent une classification. Une classification se fonde sur les caractéristiques évidentes lesquelles, à l'analyse, ne sont souvent pas si évidentes que ça. La science postule sans s'en rendre compte qu'il existe un ordre sous-jacent extérieur, et cette conviction qui passe aujourd'hui inaperçue tellement elle est devenue habituelle découle de la conviction fondatrice. Or les critères de discrimination ne sont pas extérieurs, il ne sont pas présents dans la nature : une part est culturelle, l'autre découle de la manière dont est codé notre système de reconnaissance de formes.

>> Si la classification du vivant fut jusqu'à la découverte des gènes, basée sur l'observation des caractères des différentes espèces, la découverte des gènes a permis d'établir une nouvelle classification basée sur les variations entre les différents gènes.

Je suis d'accord. C'est d'ailleurs ce que je dis dans l'article, que les classifications les plus efficaces se fondent "sur le vecteur et la molécule", c'est-à-dire sur la mathématique et la chimie.

>> D'autres classifications ont une approche différente, avec des conséquences thérapeutiques différentes...

Là encore, on est bien d'accord. Si la classification initiale est floue, "chaque déduction ultérieure sera un pur délire" et on pourra en tirer les conséquences aléatoires que l'on veut.

Anonyme a dit…

Je me suis mal exprimé, je parlais de la conviction du scientifique qu'il existe un ordre, une logique sous-jacente aux phénomènes observés. Je voulais simplement dire que cette conviction semble nécessaire mais pas forcément celle d'un créateur. Ainsi, l'ordre s'expliquera par exemple par l'intervention du hasard(des mutations) face à la nécessité de l'évolution (je n'ai pas lu J. Monod non plus, je ne connais que le titre !).
J'avais l'impression à la lecture de certains posts que tu te référait souvent au DSM IV comme une référence. C'est pour cette raison que j'ai voulu attirer ton attention sur l'existence d'autres classifications que celle de nos amis américains, qui peuvent être aussi valides.

Dado a dit…

En effet, je me réfère au DSM-IV. Merci de me signaler l'existence d'autres classifications.

Mais c'est après avoir constaté plusieurs fois récemment que des cas typiques de paranoïa, tels qu'ils étaient décrits dans un ouvrage datant de 1960, étaient maintenant appelés schizophrénie que je me suis rendu compte d'un changement dans la classification.