Est-il vrai, comme le prétendit Platon, que nous savons tout sur toutes choses ? Je ne nie pas que nous sachions beaucoup plus que nous ne le croyons, que nous puissions découvrir beaucoup plus que nous le soupçonnons ; mais cette affirmation péremptoire paraît un brin - comment dire ? exaltée. Peut-être doit-on la ramener, en fin de compte, à la hauteur d'une conviction métaphysique sans trop de fondement.
Peut-être cette idée naît-elle de l'exagération du fait que notre intuition nous donne, parfois, un léger aperçu - comme la voix qu'entendait Socrate et qui le détournait de certains actes - des conséquences de nos prétentions, de la nature de notre entourage, des craintes, des espoirs et des motivations derrière l'apparence de beaux gestes et de grands discours entendus autour de nous ou que nous nous faisons ; qu'elle nous permet finalement de jeter un coup d'oeil furtif sur les coulisses du vain théâtre de nos mondanités. Mais si nous lui demandons de nous révéler plus sur le fondement des choses ou de nous-mêmes, quelle réponse obtiendrons-nous ? Il semble alors que la petite voix se taise. C'est le silence. Est-ce là la réponse que nous attendions ?
Peut-être. Peut-être en effet n'y a-t-il rien à savoir. Ce serait certes une énorme déconvenue pour le mystique. Mais il est vrai que - faut-il le rappeler ? la petite voix de Socrate ne lui livra jamais, à ma connaissance, de révélation fabuleuse sur la nature ultime de la conscience ou du monde ; elle lui parlait uniquement de ce qui le touchait de près ; selon ses dires, elle se manifestait dans les cas exclusifs où il allait commettre une erreur.
En vérité, il semble donc que nous soyons surtout conscients de nos petits couacs dans la mélodie, c'est-à-dire de nos actes faux, des duperies que nous faisons aux autres et à nous-mêmes. Or si c'est cela tout ce qui importe et si toute la vérité nous est connue à ce propos, pourquoi alors nous mentons-nous constamment ? Pourquoi nous raconter à longueur de journée des bobards sur notre importance, notre statut social, nos amours, notre famille, nos relations, nos biens, notre degré de connaissance, notre évolution spirituelle, nos maîtres à penser ou à prier, nos employés ou nos patrons ?
Supposons qu'une part de notre être sache tout ce qu'il faut savoir alors que l'autre part se mente. La part qui sait, sait que la vérité sera désagréable au mensonge ; elle souffrirait et ferait souffrir des conséquences de son exposition. Puis nous l'avons dit, la vérité n'a pas grand'chose à dire : la plupart du temps elle se tait. Enfin, le langage permet-il d'exprimer le vrai ?
Pour toutes ces raisons, la seule chose qui se dit et se ressasse est le mensonge. Par sa constante répétition, il s'ancre dans les esprits et devient plus évident que l'évidence. Les hâbleries se forgent en certitudes ; toute la vie se construit dans un premier temps sur ces bases fausses et dans un second elle se consume dans cet égarement. Au bout d'années d'hypocrisie, il n'est même plus question de remettre en doute l'utilité de cet édifice pour lequel nous avons dépensé tant d'efforts. Nous enseignons avec fatuité ces boniments à nos rejetons puis, fiers d'une existence consacrée exclusivement à la routine, nous attendons la récompense de l'autre coté de l'extrême-onction.
(1) "Attendu donc que l'âme est immortelle et qu'elle est maintes fois née, attendu qu'elle a contemplé toutes choses aussi bien sur terre que dans l'Hadès, elle ne peut manquer d'avoir tout appris. En sorte qu'il n'est en rien surprenant que, à propos de la vertu comme du reste, elle soit capable de se remémorer ce qu'elle en a su auparavant. Puisque la nature tout entière est homogène et que l'âme a tout appris sans exception, rien n'empêche qu'en nous souvenant de nouveau d'une seule chose, ce que précisément nous appelons apprendre, nous retrouvions tout le reste à condition d'être vaillants et de ne pas nous lasser de chercher ; car somme toute, le fait de chercher et d'apprendre ne sont qu'une remémoration." ( Socrate dans le Ménon )
Socrate attribue ces idées à "des hommes et des femmes versés dans les choses divines", prêtres, prêtresses et poètes "tout autant qu'ils sont divins". Mais dans l'Apologie, il affirme qu'il ne sait rien, que les Athéniens qu'il a rencontré, tout hommes politiques, poètes et artistes qu'ils soient, sont tous des ânes ; et qu'à la mort, soit la conscience disparaît, soit elle réside éternellement en Hadès.
5 commentaires:
Ok pour le connu et l'inconnu, mais ... et l'inconnaissable ?
Figurez-vous, cher ami, que pour l'inconnaissable... eh bien... commment le dire... hum... aussi étrange, aussi surprenant que cela puisse paraître... En bref, voilà : pour l'inconnaissable, nous n'en savons rien.
Quelques remarques.
Je ne pense pas que la voix de Socrate ne lui parlait que de choses qui le concernaient. Au contraire, c'était toujours en rapport avec autrui ou avec la société athénienne. Elle lui interdisait par exemple de discuter avec Alcibiade avant le moment venu.
Le passage que tu cites du Menon est un argument pour démontrer la possibilité de la connaissance. Il est évident que celle obtenue par la contemplation des idées n'est pas de même ordre que celle que nous avons sur terre (la contemplation saisit son objet immédiatement et non au terme d'un raisonnement). L'omniscience dont il est question n'est donc pas comme une gigantesque encyclopédie que l'on aurait quelque part dans la tête.
Le qualificatif de divin est ici un peu ironique, pour montrer qu'une opinion peut-être vraie sans que la personne qui la possède puisse en rendre raison.
Socrate ne sait rien ne veut pas dire qu'il est exceptionnel car cette ignorance est partagée par tous. Chacun n'a jamais qu'une collection d'opinions et les opinions ne relèvent pas du savoir. L'avantage de Socrate est qu'il sait qu'il ne sait rien. Ce savoir n'est pas de même nature que les autres sinon la proposition est contradictoire. La sagesse de Socrate consiste dans ce savoir, ou dans la connaissance que Socrate a de lui-même, et qui fait dire à l'oracle de Delphes qu'il est le plus sage des hommes.
Ce savoir socratique est infiniment plus que l'on imagine. Pour faire court les opinions se transforment en savoir en les incluant dans un raisonnement de type hypothétique, mais l'hypothèse qui rend raison de l’opinion doit elle-même être attachée à une autre hypothèse dont elle sera la conclusion, et ainsi de suite jusqu'à un premier anhypothétique (une hypothèse dont on ne peut rendre compte). Donc finalement si l’on n’a pas accès à cet anhypothétique tout savoir relève de l'opinion donc on ne sait rien. On ne sait rien et on ne le sait pas. Pour le savoir - ou pour savoir n’importe quoi - il faut découvrir cet anhypothétique. Ce que Socrate a fait (car la connaissance de soi est simultanément celle de ses propres limites et de leur absences). Conclusion la nescience de Socrate n'est rien d'autre que l'omniscience.
"Nous enseignons avec fatuité ces boniments à nos rejetons" tu sais, tu pourrais aussi bien les élever dans le respect des enseignements du Bouddha, tout dépend de comment tu exhales ça dans ta vie. Tes gamins captent ton être bien plus que tes paroles (surtout si ils ne sont pas synchrones l'un avec l'autre)
"Sage pensée John" Garfield
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