
Il y a quelques jours, j'ai prétendu qu'il n'existait qu'un seul roman digne de ce nom sur le thème du jeu d'échecs, celui de Zweig. J'avais oublié "
La défense Loujine" de Nabokov. Honte à moi.
Pour m'éviter d'encourir la haine du spectre de l'écrivain, j'ai acheté le livre. Mais je n'arrive pas à aimer Nabokov. J'avais déjà lu
Lolita et
Ada. Les cinq premiers chapitres du
Loujine sont virtuoses. On a l'impression que le narrateur est une abeille au regard surchargé de facettes dorées qui, virevoltant autour des personnages, entre soudain sous la voûte ombragée de leur crâne où elle butine furtivement quelques pensées avant de ressortir tout aussi vite par la fenêtre ouverte de leurs yeux cristallins. Néanmoins cette virtuosité est comparable à celle du pianiste qui enchaîne les arpèges le plus rapidement possible pour éblouir l'auditoire. Il oublie l'idée du morceau.
Quant au contenu, j'ai déjà évoqué
Madame Bovary pour le
"Joueur d'Echecs". Ici encore, la comparaison est valable. Qu'on imagine une Madame Bovary dont le rustaud de pharmacien serait le héros. L'esprit rivé à ses formules alambiquées et à leurs ingrédients, son corps l'empêtrant comme ses vêtements, la figure piètre et ennuyée dans les réceptions qu'organise sa jolie épouse, la risée discrète de son entourage, il perdrait les pédales, verrait l'univers sous l'aspect d'une préparation chimique dont il ne maîtrise plus la concoction et finalement se suiciderait à sa place ; tout cela vu non pas avec la lorgnette de Flaubert, mais celle de Dostoïevski. Loujine n'est pas pharmacien. Il est joueur d'échecs. Il aurait pu être mathématicien, cryptographe, informaticien. La "
Défense Loujine" serait alors une biographie d'Alan Turing
(1).
Ce roman a sans doute lancé le cliché ennuyeux de l'association banale entre jeu d'échecs et folie. J'ai le sentiment que Stephan Zweig s'en est beaucoup inspiré et qu'il a divisé le héros de Nabokov en deux : le physique et le relationnel désagréables de Loujine constituent son champion d'échecs ; son mental est adapté au chausse-pied à un double de Zweig même. Tout ceci ne signifie plus rien : les deux personnages de l'écrivain autrichien sont des songeries sans corps.
Pourtant le roman de Zweig marque davantage l'imagination. Il contient plus d'idées fascinantes : des bourreaux, des prisons, de la cruauté mentale, de la folie, un navire sur l'océan, un combat de David contre Goliath, un titre de champion du monde. Il se rapproche du mythe. Reste de la "
Défense Loujine", en plus d'un style extraordinairement brillant, une magnifique description psychologique d'états morbides où la réalité sensorielle se délite, devient de plus en plus tenue, laisse voir par transparence comme le verre dépoli des kaléidoscopes des séries grotesques de souvenirs fiévreux, de spéculations difformes, d'images hypnagogiques lesquelles se répètent et se répètent, fractalement, à l'infini.
(1) Alan Turing, mathématicien anglais et père de la notion d'intelligence artificielle, s'est suicidé.